La nécessité de dépasser le déclaratif du
consommateur est aujourd’hui bien identifiée
comme un des enjeux fondamentaux des études
marketing. Une compréhension fine du consommateur
nécessite en effet d’appréhender à la fois ses
décisions rationnelles mais également ses pensées
plus inconscientes auxquelles il n’a lui-même
pas accès.
RETOUR SUR L’INTERET POUR LES ETUDES MARKETING
Les mesures auto-rapportées par les consommateurs sont
particulièrement problématiques lorsque l’on cherche à étudier le
processus de traitement d’une information ou le
processus de choix d’un individu. En effet, lors
d’un rapport verbal, un individu doit traduire
ou, tout du moins, interpréter rétrospectivement son état mental ou
affectif. En cas de processus inconscient, cette
interprétation est même clairement erronée. Une
mesure explicite étant centrée sur l’objet
d’investigation, elle replace en effet cet objet dans
l’histoire du consommateur. Ceci explique qu’une telle
mesure soit sujette à des erreurs, en particulier lorsque le répondant
n’a pas conscience du construit ou du processus étudié ou lorsque
la « vraie » réponse va à l’encontre des normes
sociales. En effet, le répondant tend à se montrer
favorablement aux vues des attentes de
l’expérimentateur, c’est ce que l’on nomme le
biais de désirabilité sociale. Ainsi, il a tendance à
n’exprimer que ce qui est généralement socialement accepté ou
valorisé. Par ailleurs, dans le cas de concepts ou
d’innovations totalement rupturistes, en
l’absence quasi-totale d’expérience
vis-à-vis du nouveau type de produit, le consommateur a du mal à
affirmer un jugement ferme. Ainsi, les études
explicites étouffent souvent dans l’œuf des concepts prometteurs
en raison d’une forte proportion de consommateurs hésitants
observée dans les questionnaires explicites. Une mesure implicite, quant
à elle, focalise l’attention du sujet sur la réalisation
d’une tâche détournée dont le résultat va indirectement permettre
d’estimer le construit ou le processus investigué (Fazio et Olson,
2003). Le consommateur a donc moins la possibilité de contrôler et de
construire sa réponse. Il doit ainsi réagir le plus spontanément
possible, ce qui l’empêche de rationaliser ses
réponses.
TOUR D’HORIZON DES OUTILS DE MESURE
Parmi les instruments de mesures indirectes développés par les chercheurs en psychologie cognitive, les tests d’association implicite sont sans nul doute ceux qui suscitent le plus grand intérêt. Ils ont pour objectif de vérifier la mémorisation implicite d’un concept unique voire les associations mémorielles entre concepts. Ces associations mémorielles peuvent par exemple concerner une marque et une évaluation (traduisant les attitudes), une marque et un attribut (les croyances) ou encore une marque et le concept de soi (la relation à la marque).
Plusieurs types de mesures permettent de travailler sur les associations
mémorielles. Nous citerons, par exemple, l’IAT (Implicit
Association Test) introduit dans la littérature
scientifique en 1998 par Anthony Greenwald, Debbie McGee et Jordan
Schwartz ou le SC-IAT (Single-Category Implicit Association Test,
Karpinski & Steinman, 2006) ou encore l’amorçage
sémantique (Neely, 1977). Ce dernier consiste à
demander aux participants d’indiquer le plus rapidement possible
si un stimulus présenté (la cible) est, ou non, un mot
du lexique (la moitié des stimuli sont des mots et l’autre moitié
des suites de lettres sans signification). Il s’agit d’une
tâche de décision lexicale sur la cible. Celle-ci est précédée de la
présentation d’un mot (l’amorce) qui peut être
sémantiquement ou pas liée à la cible (par exemple, « loup » et « chien
» sont sémantiquement liés alors que « loup » et « table » ne le sont
pas). On observe typiquement que le temps de réponse à la tâche de
décision lexicale sur les mots du lexique est plus rapide, en moyenne,
lorsque ces derniers sont précédés d’une amorce sémantiquement
congruente que lorsqu’il n’y a pas de relation sémantique
entre les deux stimuli. Par analogie, on peut très bien mesurer la force
d’association entre une marque (amorce) et des valeurs cibles
(modernité, innovation, qualité…) ou encore entre un produit et des
bénéfices perçus cibles (sain, authentique…).
D’autres approches basées sur ce principe
d’amorçage (priming en anglais)
permettent également d’appréhender l’accueil d’un
nouveau concept de manière automatique et non biaisée. C’est le
cas de l’Affective Misattribution Procedure
(AMP), paradigme, développé par Payne, Cheng, Govorun et Stewart en
2005. Cette approche consiste à présenter deux stimuli successifs. Le
premier est le stimulus dont on veut connaître l’évaluation suivi
d’un deuxième appelé stimulus neutre, généralement un idéogramme
chinois. Le participant doit alors évaluer ce dernier stimulus en
répondant le plus spontanément possible si l’idéogramme présenté
est plutôt plaisant ou déplaisant. Cette technique repose sur le
principe que la valencedu premier stimulus est
susceptible d’influencer l’évaluation du
second stimulus.
Les deux méthodes d’amorçage présentées ici sont relativement
simples à mettre en œuvre, moyennant un entraînement suffisant des
consommateurs à ces approches, bien différentes des traditionnels
questionnaires explicites. Une réflexion approfondie doit donc être
menée afin de mettre au point un monitoring précis des
consommateurs les amenant à effectuer la démarche
correctement, sans corrompre leur réponse. Par exemple, avertir les
répondants que le stimulus amorce peut influencer leurs réponses et
qu’ils doivent dans la mesure du possible éviter d’y prêter
attention, peut au contraire les inciter à augmenter leur attention sur
ce stimulus. En effet, lorsqu’une personne tente de supprimer une
pensée, celle-ci devient hyper-accessible et a donc plus d’impact
que si cette suppression n’avait jamais été demandée (Wegner,
1994).
Par ailleurs, pour toutes ces méthodes, le choix des termes, des images
ou des idéogrammes est important, car on comprend bien
que leur familiarité, compréhension et interprétation peuvent
considérablement influencer les résultats. En conséquence, il est
nécessaire de mettre en place des pré-études pour
sélectionner les mots, images ou symboles.
DES APPROCHES COMPLEMENTAIRES AU DECLARATIF
Ces approches implicites sont souvent utilisées en complément d’études déclaratives plus traditionnelles pour un diagnostic plus complet et plus fiable d’une marque, d’un concept ou encore d’un produit. En effet, les approches implicites n’ont pas vocation à se substituer aux approches déclaratives dont elles sont d’ailleurs largement dépendantes. En outre, si le recours à des questionnaires d’évaluation ne permet pas de recueillir des données exhaustives sur le comportement, ces méthodes peuvent néanmoins se révéler utiles lorsque l’on s’intéresse précisément à des informations que l’on sait être construites à partir du raisonnement du consommateur et de son expérience (avis d’expert, par exemple). De plus, même si de nombreuses recherches en psychologie démontrent l’influence des processus inconscients sur le comportement, elles ne remettent pas en question l’existence même de processus conscients. Il apparaît au contraire que tout comportement implique à la fois des processus conscients et des processus inconscients qu’il semble donc indispensable de mesurer en parallèle.
Exemple 1
Nous avons cherché à mesurer l’attractivité d’une nouvelle
tendance en cosmétique, le concept du no-poo, en
particulier son appréciation spontanée. Après une présentation du
concept rupturiste (l’idée étant d’arrêter
d’utiliser du shampooing qui agresse le cuir chevelu et abîme la
fibre capillaire et de préférer le lavage des cheveux à l’eau,
avec un après-shampooing, un shampooing sec, du bicarbonate ou du
vinaigre), des photos relatives au concept ont été présentées aux 80
répondantes afin d’ancrer le concept dans leur esprit. Ensuite,
des paires d’images ont été présentées de façon brève, sous forme
de flash. La 1ère image (amorce) sert à attirer l’attention sur la
2ème qui est la plus importante et qui est à chaque fois un symbole
chinois (cf. figure 1). Les répondants doivent se fier à leur
1ère impression et juger si le symbole chinois présenté
à la fin de chaque paire est plutôt plaisant ou plutôt déplaisant
visuellement.
Les résultats montrent une plus forte proportion de réponses positives
lors d’un amorçage avec un carré gris neutre (p=0,58)
qu’avec une image du concept no-poo (p=0,49) (test de Student,
p-value < 0,01). Ceci traduit une attitude implicite plutôt
négative vis-à-vis du concept. La méthode est au final facile à
mettre en œuvre et se révèle pertinente pour mesurer rapidement
l’appréciation vis-à-vis d’un concept innovant.
Exemple 2
Le sujet de l’huile de palme est très controversé et mène à toutes
sortes d’idées erronées. L’objectif de l’étude
consiste à déterminer si une pâte à tartiner sans huile de palme pour le
petit déjeuner est plus attractive qu’une pâte plus traditionnelle
avec huile de palme. Après une présentation de la pâte à tartiner sous
forme de planche d’images, les répondants (80 femmes
consommatrices régulières de pâte à tartiner au petit-déjeuner) ont
réalisé 2 tests implicites : l’un sur le produit traditionnel puis
l’autre sur le produit sans huile de palme. Le principe des tests
d’amorçage sémantique est présenté en figure 2.
L’amorce de la tâche de décision lexicale (la suite de lettres
présentée à l’écran est-elle un mot ou un non mot ?) est soit une
photo du produit sans, soit une photo du produit avec huile de palme.
Les suites de lettres utilisées comme stimuli sont spécifiquement
sélectionnées. Pour ce qui est des « mots », il s’agit de
caractéristiques perceptives du produit à évaluer : « calorique », «
confiance », « convivial », « écologique », « équilibré », « gourmand »,
« naturel », « onctueux », « plaisir » et « sain ». Les non-mots sont
spécifiquement construits pour être une suite de lettres prononçables
mais sans signification, chaque non-mot étant l’équivalent
d’un mot en nombre de lettres (ex : « natamel » pour « naturel »).
Une fois devant l’écran, les répondants doivent dire s’il
s’agit d’un mot ou pas, à l’aide des touches « e » («
mot ») et « i » (« non-mot ») (ou inversement).
Un nettoyage de données permet d’éliminer les réponses
erronées qui correspondent à des temps trop courts (réponse
donnée au hasard) ou trop longs (début de rationalisation). 4 et 5% des
données sont exclues. Au premier abord, les résultats ne mettent pas en
évidence de différence entre les 2 types de pâte à tartiner (ANOVA ;
p-value produit*mot = 0,153). Les 2 produits évoquent plus le
plaisir, le caractère naturel et la
confiance, puis le côté gourmand, écologique et enfin le
côté convivial. Mais une 2ème lecture, avec une comparaison 2 à 2 des
temps de réponse, nous indique le contraire (cf. figure 3).
Plus le temps de réponse est court, plus l’association entre le
mot et l’amorce (pâte à tartiner avec ou sans huile de palme) est
forte. C’est ainsi que l’on observe une attitude implicite
vis-à-vis du produit sans huile de palme moins positive que vis-à-vis du
produit classique. Les réponses sont plus rapides pour « confiance »
(test de Student, p<0,10< /em>) et « plaisir » (test de Student,
p<0,05< /em>) pour le produit traditionnel (avec
huile).
Voici l’intérêt de mesurer
l’attitude implicite vis-à-vis
d’un produit « sensible », qui met en lumière les
revendications les plus crédibles, notamment pour le
produit avec huile de palme. Malgré les controverses, il
apporte plus de plaisir et donne plus
confiance aux consommateurs.