Le piège des tests multiples : réflexion sur la pertinence de la significativité statistique dans les études de marché

Tests multiples

L’utilisation de la significativité statistique dans les études de marché est une pratique courante, souvent considérée comme un gage de rigueur scientifique et de fiabilité des résultats. Pourtant, l’usage excessif des tests de significativité, en particulier lorsqu’ils sont appliqués sans discernement, peut conduire à des conclusions erronées, compromettant ainsi la validité des résultats et la viabilité des décisions qui en découlent. Cet article se propose d’explorer les dangers associés à l’inflation alpha résultant des tests multiples, en s’appuyant sur un exemple emblématique tiré du domaine des neurosciences : le saumon dans l’IRM.

L’INFLATION ALPHA : UN PHÉNOMÈNE SOUS-ESTIMÉ

Dans le milieu académique, les tests de significativité sont utilisés pour évaluer la probabilité qu’une observation, telle qu’une différence entre groupes ou une corrélation entre variables, soit le fruit du hasard ou non. Cette méthode, qui repose sur l’hypothèse nulle, est un pilier des sciences expérimentales, car elle permet de valider ou d’infirmer des hypothèses avec une certaine rigueur mathématique. Toutefois, lorsqu’il est question des études de marché, l’application de ces tests doit être considérée avec une grande précaution. Contrairement aux études cliniques ou expérimentales, dont les hypothèses sont généralement bien préalablement définies et les conditions strictement contrôlées, les études de marché sont fréquemment exploratoires par nature. Elles impliquent de nombreuses variables et sous-groupes, ce qui conduit souvent les chargés d’études à effectuer une multitude de tests de significativité pour examiner les différences entre ces différentes catégories. Bien que tentante, cette approche pose un problème statistique majeur qu’est l’inflation alpha.

Pour chaque test de significativité réalisé, il existe un risque de 5% d’erreur alpha. C’est-à-dire un risque de 5% de conclure injustement à l’existence d’une différence significative. L’inflation alpha se produit lorsqu’un grand nombre de tests statistiques sont réalisés au sein d’une même étude, augmentant ainsi le risque de détecter des différences significatives purement par accident. Ce risque, acceptable lorsqu’il est limité à un petit nombre de tests, devient rapidement problématique lorsque des dizaines, voire des centaines de tests sont effectués.

Prenons un exemple illustratif tiré de la recherche en neurosciences : l’expérience du « saumon mort » menée au laboratoire de neurosciences de Dartmouth. Le neuroscientifique Craig Bennett a mis en place une expérience pour mesurer l’activité cérébrale de sujets humains selon différents stimuli visuels, au moyen d’un IRMf (appareil d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle). Afin de tester le dispositif expérimental avant le début de l’étude, Craig Bennett a acheté un saumon de l’Atlantique entier (mort), qu’il a ensuite placé dans l’appareil. Contre toute attente, des activations cérébrales « significatives » ont été observées chez le saumon en réponse aux stimuli visuels, comme si le saumon mort avait réellement réfléchi aux images qui lui avaient été montrées. Évidemment, ces résultats n’avaient aucun fondement biologique réel et étaient le produit d’erreurs statistiques dues à la réalisation de nombreux tests sans correction appropriée.

L’exemple du saumon mort met en évidence les conséquences graves que peut avoir l’inflation alpha dans n’importe quelle étude. Les faux positifs, ou erreurs alpha, sont des résultats qui semblent statistiquement significatifs, mais qui ne correspondent à aucune réalité sous-jacente. Dans le cadre des études de marché, ces erreurs peuvent conduire à la prise de décisions basées sur des données fallacieuses, comme l’introduction de nouveaux produits, le repositionnement d’une marque ou l’investissement dans des campagnes marketing, tous fondés sur des différences qui n’existent pas réellement.

Chaque fois qu’un test de significativité est effectué, il existe une probabilité d’obtenir un « faux positif ». Avec un seul test, ce risque est faible et généralement accepté dans la communauté scientifique. Cependant, avec la multiplication des tests, ce risque devient exponentiel. Par exemple, si une étude de marché comprend 50 tests de significativité, la probabilité qu’au moins un de ces tests soit significatif par erreur dépasse 93 %. Et plus le nombre de tests est élevé, plus il devient difficile de distinguer les résultats réellement significatifs de ceux qui ne le sont pas.

REPENSER L’APPROCHE STATISTIQUE DANS LES ÉTUDES DE MARCHÉ

Face à ces risques, il est crucial de réévaluer la manière dont les tests de significativité sont appliqués dans les études de marché. Plutôt que de tester chaque différence observée, les chargés d’études devraient se concentrer sur un nombre restreint d’hypothèses claires et bien formulées avant de débuter l’analyse. Cela signifie qu’une réflexion préalable doit être menée pour déterminer les indicateurs clés de performance (KPI) qui ont un impact réel sur les décisions commerciales.

Lorsque plusieurs tests sont nécessaires, il est impératif d’appliquer des corrections statistiques pour compenser l’effet de l’inflation alpha. La correction de Bonferroni, par exemple, est une méthode couramment utilisée pour ajuster les seuils de significativité en fonction du nombre de tests effectués. Bien que cette approche réduise le risque de faux positifs, elle augmente également la probabilité d’erreurs de type II (ou erreurs bêta), où à l’inverse, des effets réels passent inaperçus en raison de critères trop stricts. Ainsi, les chargés d’études doivent trouver un juste équilibre entre réduction du risque d’erreurs alpha et préservation de la sensibilité de leurs analyses.

Les implications de ces considérations statistiques sont profondes pour les professionnels des études de marché. Les décisions basées sur des données doivent être prises avec une compréhension claire des limites intrinsèques des tests de significativité, aussi est-il est essentiel d’y sensibiliser les décideurs pour éviter des attentes irréalistes ou des interprétations erronées des résultats. Ils doivent également faire attention à ne pas surinterpréter les données : si une légère différence statistiquement significative entre deux groupes de consommateurs peut sembler intéressante, il est important de se demander si cette différence est réellement pertinente sur le plan commercial.

Pour éviter les pièges de l’inflation alpha et des faux positifs, les études de marché doivent adopter une approche plus rigoureuse et méthodologiquement solide. Cela implique non seulement une planification statistique soigneuse avant la collecte des données, mais aussi une interprétation critique des résultats. Les professionnels doivent être formés à reconnaître les dangers des tests multiples et à utiliser des outils statistiques avancés pour minimiser ces risques, comme le recours aux modèles bayésiens, qui permettent de mieux intégrer les connaissances préalables et de réduire le risque de conclusions erronées, ou encore l’application de techniques de validation croisée pour tester la robustesse des résultats.

Ainsi, tout consultant confronté à la tentation de réaliser un grand nombre de tests de significativité pour une étude de marché donnée, doit avant tout se poser la question des hypothèses les plus importantes et faire preuve d’esprit critique dans son analyse. La simple pensée de ce pauvre saumon dans l’IRMf devrait l’y aider !