La « quatrième révolution industrielle » suscite de nombreux
bouleversements technologiques dans la relation client et placent
les gestionnaires face à un dilemme important. D'un côté, la
numérisation de la relation client porte l'espoir de standardiser la
qualité de service et de limiter les coûts associés à sa production.
Grâce à l'automatisation des interactions de service, la taille des
effectifs en front office est réduite et on transfère au client le
poids économique d'opérations de gestion jugées peu rentables :
réserver un billet d'avion, gérer les opérations courantes de son
compte bancaire, commander un menu dans un restaurant rapide. Mais
d'un autre côté, la numérisation de la relation client présente
aussi les risques d'une stratégie préjudiciable à long terme. Car si
la relation client se limite à la capacité technique des
interactions automatiques de service (que l'on pense ici aux
chatbots qui se basent sur des algorithmes de traitement du langage
limités à des conversations élémentaires), elle dégradera la
connexion émotionnelle—soit la capacité de l'entreprise à établir un
lien affectif avec le client—ce qui se répercutera sur l'expérience
client et sur les performances de l'entreprise.
Voilà donc le dilemme: automatiser la relation client et réduire
les coûts, au détriment de l'expérience client et de la rentabilité
à long terme? Ou maintenir une interaction physique et émotionnelle
avec le client au détriment de la rentabilité de l'entreprise à
court terme? Pour y répondre, nous proposons une stratégie basée sur
la capacité empathique de l'entreprise.
La capacité empathique de l'entreprise désigne sa capacité à partager et à comprendre les états affectifs—émotions, sentiments, attitudes—et les états mentaux—opinions, croyances, intentions—du client dans le but d'élaborer des réponses prosociales propices à l'interactivité, à la collaboration, à la co-production et à la co-création de valeur. La capacité empathique de l'entreprise se base sur une approche utilitaire de l'empathie humaine. Selon cette approche, l'interaction physique entre un individu en besoin d'assistance et un observateur suscite une réaction empathique spontanée chez l'observateur : partage de l'état émotionnel de l'individu en besoin d'assistance et prise de perspective pour comprendre cet état affectif et mental. L'observateur va alors tenter de réguler l'état émotionnel suscité par l'expérience empathique en adoptant un comportement dit « prosocial », capable de soulager l'état émotionnel de l'individu en besoin d'assistance et donc, par l'effet de l'empathie, de son propre état émotionnel. Cependant, lorsque l'interaction physique entre l'individu en besoin d'assistance et l'observateur n'est pas établie, ce principe d'empathie est altéré et provoque une déconnexion émotionnelle. L'observateur est coupé de sa capacité empathique, ne ressent pas le besoin de réguler ses émotions et ne s'oriente plus spontanément vers un comportement prosocial.
La capacité empathique de l'entreprise postule l'existence d'un fonctionnement similaire au niveau organisationnel. Partager les états affectifs et mentaux du client signifie que l'employé de service les ressent, les incarne, et qu'il s'appuie sur cette expérience somatique pour simuler l'expérience émotionnelle du client. Ce principe de partage des états affectifs et mentaux (automatique, rapide, et inconscient) s'appuie sur nos prédispositions humaines et sociales. Ensuite, comprendre les états affectifs et mentaux du client signifie que l'employé de service les contextualise, les rattache à un événement particulier et anticipe les réactions qui leur succèdent : c'est ce qu'on appelle la théorie de l'esprit. À la différence du principe de partage des états affectifs et mentaux, leur compréhension repose sur un processus conscient, plus coûteux en ressources cognitives et soumis à divers biais de perception et de jugement. Toutefois, la capacité empathique de l'entreprise doit reposer sur un équilibre parfait entre la capacité à partager les états affectifs et mentaux du client et la capacité à les comprendre. C'est de l'interaction de ces deux capacités que se forme ensuite les réponses prosociales à destination du client, favorisant ainsi l'interactivité, la collaboration, la co-production et la co-création de valeur entre le client et l'entreprise.
Opérationnaliser la capacité empathique de l'entreprise à l'ère de la relation client 4.0
La capacité empathique de l'entreprise est un processus médiateur entre les dispositifs sociotechniques sur lesquels s'appuie la transformation numérique de la relation client d'une part, et la formation des comportements et de l'expérience client d'autre part. Elle s'inscrit dans une stratégie d'équilibre entre interaction physique et numérisation. D'abord, la capacité à partager les états affectifs et mentaux du client requiert le maintien d'une interaction physique propice à la connexion émotionnelle avec le client. Ensuite, la capacité à comprendre les états affectifs et mentaux du client nécessite le support d'outils de la transformation numérique, comme le traitement des big data grâce à l'intelligence artificielle.
Partager les états affectifs et mentaux du client à l'ère de la relation client 4.0
Développer la capacité de l'entreprise à partager les états affectifs et mentaux du client passe d'abord par une analyse empathique du parcours client afin d'identifier les « empathic points » : les points de contact fortement émotionnels qui nécessitent une interaction physique—réclamation, assistance, conseil. Une fois identifiés, il est possible de déployer les employés de service sur ces « empathic points » afin d'établir une connexion émotionnelle avec le client et de répondre aux attentes de manière empathique. À l'inverse, l'identification des « empathic points » met en évidence les étapes du parcours client ne nécessitant pas de connexion émotionnelle: les interactions automatiques de service sont alors toutes indiquées. Et représentent une forme de réponse prosociale aux besoins du client : ubiquité, accessibilité, fiabilité, disponibilité.
La capacité à partager les états affectifs et mentaux du client nécessite de former les employés de service et de développer leur intelligence empathique. Car notre prédisposition humaine à réagir de manière empathique n'est pas adaptée au partage et à la gestion quotidienne et continue des états affectifs et mentaux de clients en besoin d'assistance. Cette formation à l'intelligence empathique doit apprendre aux employés de service à écouter de manière empathique, à identifier et à interpréter les signaux émotionnels émis par le client, et à partager l'état émotionnel du client. Elle vise également à apprendre aux employés de service à maintenir une distinction claire entre les états affectifs et mentaux du client et leur propre état affectif afin de prévenir tout risque de contagion émotionnelle et de fatigue empathique. Et enfin à maintenir le principe d'équilibre entre la capacité à partager les états affectifs et mentaux du client et à les comprendre. Car se concentrer uniquement sur la capacité à partager les états affectifs et mentaux du client risquerait de se traduire par des comportements tels qu'ils se manifestent chez des individus autistes : détresse émotionnelle, incapacité à adopter le point de vue d'autrui et à lui venir en aide. C'est ce que l'on observe parfois dans les centres d'appels. Les employés de service sont peu ou mal formés à l'intelligence empathique tandis qu'on les encourage à faire preuve d'empathie envers des clients mécontents. Ceci en limitant le temps d'interaction avec chaque client pour répondre à un nombre d'appels minimum par jour. Dans ce contexte, l'employé de service est rapidement en situation de contagion émotionnelle, n'a pas le temps et les outils nécessaire pour comprendre les états affectifs et mentaux du client et s'expose ainsi à des sentiments de détresse et au burnout. De son côté, le client ne perçoit pas les bénéfices d'une interaction supposément empathique, ce qui dégrade son expérience et porte finalement préjudice aux performances de l'entreprise.
Comprendre les états affectifs et mentaux du client à l'ère de la relation client 4.0
Une différence importante entre le partage et la compréhension des états affectifs et mentaux du client est le niveau d'automaticité comportementale. Le partage des états affectifs et mentaux peut se déclencher rapidement, en dehors du seuil de conscience. Mais leur compréhension nécessite une élaboration cognitive explicite et soutenue, exposée aux biais de jugement, de temps et d'attention—contraintes classiques dans les interactions de service et dans la gestion de la relation client. Pour développer sa capacité à comprendre les états affectifs et mentaux du client, l'entreprise peut assister ses employés de service par des outils de la transformation numérique. En particulier, le sentiment mining à l'aide de l'intelligence artificielle permet de développer des algorithmes de traitement « empathiques » capables d'identifier les motivateurs émotionnels du client—les objectifs intrinsèques, implicites et émotionnels qui orientent ses comportements dans sa relation avec l'entreprise—en se basant autant sur ce qu'ils font que sur ce qu'ils disent. L'identification automatisée des motivateurs émotionnels du client aide les employés de service à mieux comprendre les états affectifs et mentaux du client et à établir la connexion émotionnelle en alignant la réponse empathique sur les motivations profondes et inconscientes du client. Grâce à l'intelligence artificielle, le sentiment mining offre donc une opportunité inégalée jusqu'ici de forer des puits de données afin d'identifier l'origine et la nature des états affectifs et mentaux du client, de les resituer dans un contexte de service précis et ainsi de mieux anticiper les intentions et les comportements du client. L'exploitation de ces informations dans le cadre de la capacité empathique de l'entreprise présente au moins deux avantages opérationnels. D'abord, cela soutient l'intelligence empathique des employés de service et prévient les risques de fatigue empathique lors des multiples interactions avec le client. Ensuite, l'exploitation de ces informations facilite l'identification de solutions adaptées aux besoins du client—besoins parfois difficiles à verbaliser—et donc l'élaboration de la réponse prosociale propice à l'interactivité, à la collaboration, à la co-production et à la co-création de valeur avec le client dans une relation de long terme.
Une précaution doit toutefois être observée. À l'instar du développement de la capacité empathique uniquement orientée vers le partage des états affectifs et mentaux du client, se concentrer seulement sur la compréhension de ces états serait préjudiciable à l'entreprise et à sa relation avec le client. Car comprendre sans partager les états affectifs et mentaux du client peut conduire à des comportements antisociaux et égocentriques alignés uniquement sur les intérêts de l'entreprise tels qu'ils se manifestent chez des individus psychopathes. En effet, les entreprises qui feraient le pari d'une automatisation complète des interactions de service perdraient toute capacité de partage des états affectifs et mentaux du client—perdant au passage la connexion émotionnelle avec le client—tout en démultipliant ses capacités à les comprendre grâce aux big data et aux algorithmes de traitement de l'intelligence artificielle. Il serait alors facile de « manipuler » le client et d'orienter ses comportements sans éprouver de considération pour son bien-être.
Comment le client évalue-t-il ses interactions empathiques avec l'entreprise?
Analyser de façon empathique le parcours client et établir une connexion émotionnelle avec le client à chaque « empathic points » est essentiel pour préserver l'expérience client à l'ère de la relation client 4.0. En effet, le déclenchement des épisodes émotionnels éprouvés par le client repose sur l'évaluation subjective, continue et récursive des interactions de service qu'il a avec l'entreprise au regard de ses objectifs. Ce processus d'évaluation essentiellement automatique et subconscient s'articule autour de trois principaux critères propres à l'expérience client: l'accessibilité (« est-ce que je rentre facilement en contact avec l'entreprise ? »), le plaisir (« est-ce que mes interactions avec l'entreprise sont agréables ? ») et la pertinence (« est-ce que l'entreprise répond à mes besoins ? »). Le résultat de ce processus d'évaluation cognitif structure l'épisode émotionnel éprouvé par le client, qui se manifeste par des réactions physiologiques, expressives mais aussi subjectives. Cet épisode émotionnel constitue alors la base affective sur laquelle se bâtit son expérience et ses prédispositions comportementales—approche, évitement. Par ailleurs, le fait que les épisodes émotionnels éprouvés par le client soient guidés par le processus subjectif d'évaluation cognitive individuelle implique qu'il existe un nombre potentiellement infini d'émotions associées à l'expérience client. Argument, s'il en est, en faveur de la formation des employés de service à l'intelligence empathique et de leur soutien grâce aux outils de la transformation numérique.
L'expérience client est donc une question hautement émotionnelle et la capacité empathique de l'entreprise préserve le principe de connexion émotionnelle à l'ère de la relation client 4.0. C'est donc là tout le défi que devront relever les entreprises dans un futur proche : s'approprier la transformation numérique et l'orienter vers une gestion empathique de la relation client afin de préserver l'expérience client et de favoriser la création de valeur pour les deux parties.