La « gouvernance des sondages » fait régulièrement l’objet de
critiques qui s’adressent simultanément à la légitimité
scientifique et aux effets des enquêtes
d’opinion sur la prise de décision politique.
L’influence de ces instruments de mesure sur les décideurs et
sur le façonnement de l’opinion publique
peut-elle faire l’objet d’une analyse scientifique ?
L’auscultation répétée de l’opinion publique et les
effets performatifs des instruments de mesure sont-ils
préjudiciables au fonctionnement de la démocratie ? Répondre à ces
questions suppose de revenir sur les conditions de production des
enquêtes d’opinion, sur la distinction entre les sondages
électoraux et les sondages d’opinion, ainsi que de prendre en
considération le type de sujet investi par les sondeurs.
Dans un article publié il y a quarante ans dans l’un des premiers
numéros de la revue Pouvoirs, le politologue Frédéric Bon (1977) traite
du problème de l’influence des sondages sur le
comportement des électeurs. Dans quelle mesure la
publication des sondages d’intentions de vote à un moment donné
affecte-t-elle le vote qui s’ensuit ? La question institue
d’elle-même l’instrument du sondage comme un mécanisme de
persuasion politique susceptible d’intervenir sur les citoyens. Il
entre en synergie avec les organes de presse dans la présentation des
résultats d’une enquête électorale. Beaucoup de ceux qui
participent à l’ingénierie sondagière dénoncent une communication
simplifiée et décontextualisée des résultats, souvent à l’aune de
leur portée prédictive qui doit pourtant être relativisée. En outre, les
radiographies de l’opinion publique ne constituent qu’un
relevé des opinions exprimées isolément par des individus, à un instant
précis et dans le contexte artificiel de l’enquête.
Deux grands phénomènes opposés rendent compte de la relation
complexe entre l’instrument de mesure sondagier et
son objet mesuré, par la description des effets sur les mécanismes
cognitifs. L’effet band-wagon (ou effet d’entrainement) qui
décrit un mécanisme grégaire de ralliement au candidat donné gagnant par
les sondages, est contrebalancé par l’effet underdog (ou effet
boomerang) faisant état de la démobilisation des électeurs du candidat
en tête d’affiche pour contester la suprématie du courant
dominant. Si ces phénomènes sont bien présents, ils restent difficiles à
évaluer empiriquement. Les facteurs de détermination du vote sont
pluriels, composites et enchevêtrés. Il est ainsi impossible de
déterminer dans quelle mesure la publication des seuls chiffres produits
par les instituts intervient dans l’évolution de la structure
d’opinions. Rien ne présuppose a priori que les électeurs changent
leurs préférences suite à la publication des résultats de sondages.
Aussi, l’enchevêtrement d’une multitude de variables amenait
Frédéric Bon à conclure que « dans l’état actuel de nos
connaissances, le problème de l’influence des sondages sur les
comportements électoraux n’a aucune espèce d’intérêt
scientifique » (p. 161).
Notre article a pour objectif de montrer que l’étude
scientifique du caractère performatif des sondages se heurte à des
obstacles méthodologiques et épistémologiques. Aussi, la
portée morale de cet instrument de mesure n’est pas tant liée à sa
capacité d’influencer les décisions politiques qu’à la bonne
articulation entre les conditions scientifiques de sa production et ses
usages socio-politiques. Il convient de distinguer les sondages
électoraux des sondages d’opinion qui ne reposent pas sur le même
principe de représentativité. Si la représentativité du
sondage électoral est directement liée à celle du vote qui traduit la
même atomisation de la société, ce n’est pas nécessairement le cas
dans le sondage d’opinion. En particulier, on peut
s’interroger sur la pertinence de cet instrument lorsque les
thèmes de l’enquête sont émergents, faiblement politisés et
n’impliquent absolument pas le quotidien des sondés (par exemple
les représentations sociales des biotechnologies). Des méthodes
expérimentales basées sur les outils numériques proposent de porter
l’accent sur les prescripteurs d’opinion plutôt que sur la
population générale.
UNE OPINION PUBLIQUE INDISSOCIABLE DE SON CONTEXTE DE PRODUCTION
L’impossibilité d’isoler les effets
politiques des enquêtes d’opinion apparaît
d’autant plus évident de nos jours que la dérégulation de
l’information (Bronner, 2016) dont témoignent à la fois, la montée
en puissance des médias numériques et la production continue
d’information politique, complique singulièrement les études de
réception. Les individus sont en effet sursaturés de données, ce qui ne
rend pas pertinent la mesure de l’effet de tel ou tel indicateur
isolé, sur leurs comportements politiques. Les mécanismes de captation
de l’attention sont aujourd’hui indénombrables. L’obstacle
ici n’est pourtant pas uniquement méthodologique. Il est également
consubstantiel à la nature même de l’opinion publique dont la
mesure n’est pas dissociable des valeurs liées aux groupes
échantillonnés, à l’environnement géographique ou à
la classe sociale. Si bien que l’analyse scientifique de
l’effet des sondages sur l’opinion rencontre également des
obstacles épistémologiques. Pour reprendre la métaphore empruntée à
l’écrivain et mathématicien Lewis Carroll qui faisait dire à son
personnage Alice « qu’elle avait souvent vu un chat sans sourire,
mais jamais un sourire sans chat ! », on peut avoir un échantillon
d’individus n’ayant pas d’opinion sur un sujet pour
lequel il n’a aucune implication ; il n’est en revanche pas
envisageable de recueillir l’expression d’une opinion
publique sans intégrer dans le tableau d’ensemble, la signalétique
socioprofessionnelle des individus qui la délivrent. « Tout comme un
sourire ne peut exister sans un organisme qui le porte, il n’y
a donc pas d’opinion publique en soi car celle-ci est toujours
connectée à un contexte social, enchevêtrée dans des déterminants,
puis matérialisée et produite par les outils. » Les instruments
de mesure de l’opinion sont donc partie intégrante de
l’opinion qu’ils mesurent.
LE SONDAGE : UN INGRÉDIENT ESSENTIEL DE NOS DÉMOCRATIES
Au-delà de l’ambition scientifique visant à isoler les effets politiques de l’instrument sondagier, le constat épistémologique qui vient d’être posé a également une portée morale. Si les sondages font l’opinion comme tout un ensemble divers et varié de médiations, l’idée que la médiatisation à outrance des résultats de sondages influencerait de façon décisive le comportement des populations ne peut donc tenir lieu de reproche moral. La science de l’opinion vise à objectiver les subjectivités collectives, c’est-à-dire à expliciter les subtilités de la pensée qui sont toujours le produit d’une intrication forte de l’histoire personnelle et de stimuli exogènes. La compréhension des mécanismes cognitifs en jeu oblige à considérer l’instrument de sondage comme un véritable acteur de la vie politique (Martin et Obraczka-Regent, 2016) à l’instar des autres outils de marketing politique (la visibilité médiatique ou les campagnes itinérantes sur le terrain) qui forgent la viabilité électorale d’un candidat. Elle suffit souvent en elle-même à susciter un engouement, à attirer des suffrages et à mettre en marche le modèle de la contagion (Marquis, 2005). Jérome Jaffré voit dans les sondages d’opinion « une fenêtre ouverte entre les citoyens et leurs élus » (1985). La mesure de l’opinion constitue donc un ingrédient essentiel de nos démocraties libérales. Ces outils définissent une instance particulière d’expression de l’opinion publique mettant en lumière des lignes de partage autres que celles des partis et plus précises que celles déterminées par le vote (Tournay, 2015). L’auscultation répétée de l’opinion publique n’est donc pas en soi l’indice d’un dysfonctionnement de la démocratie. Elle détermine plutôt un ingrédient fonctionnel à la discussion politique, une courroie de transmission institutionnalisée entre le quotidien des citoyens et l’univers des décideurs.
Les précautions méthodologiques constituent autant un défi scientifique qu’un enjeu moral.
L’AMBIGUÏTÉ ÉPISTÉMOLOGIQUE DE L’INSTRUMENT DE SONDAGE
Le fait que les décideurs prennent en compte les variations mesurées de l’opinion ou qu’ils soient tenus de le faire n’est pas problématique en soi. La discussion morale ne relève pas tant des relations complexes entre opinion publique et action publique mais plutôt de l’ambiguïté épistémologique de cet instrument qui revêt un double usage social. Au service de la communauté académique, à but de recherche, qui analyse la fabrique de l’opinion, il est également employé par les acteurs de la société civile et les décideurs comme outil d’aide à la décision et à la communication politique. L’argument moral se loge dans l’articulation plus ou moins bonne entre ces deux niveaux, c’est-à-dire à la lisière des conditions scientifiques de la production de cet instrument et de ses usages socio-politiques. Les précautions méthodologiques à prendre dans la réalisation d’une enquête constituent autant un défi scientifique qu’un enjeu moral puisqu’il n’est pas possible d’anticiper ni de contrôler la circulation des résultats produits lorsqu’il s’agit d’une commande destinée à être publiée.
DISTINGUER SONDAGES ÉLECTORAUX ET D’OPINION
L’exigence scientifique s’applique autant au niveau de l’élaboration des questions, de l’échantillonnage, de la réalisation de l’enquête que du traitement statistique des données obtenues. À ce niveau de la discussion, il convient de distinguer les sondages d’intention préélectoraux dont l’objectif est d’interroger les répondants sur des alternatives précises (choix entre une liste de candidats, critères de popularité) et les sondages d’opinion qui traitent de sujets d’actualité divers et variés (Meynaud et Duclos, 2007) tels que les politiques de l’emploi ou les questions migratoires. La distinction entre ces deux objectifs de l’enquête sondagière est indispensable pour prendre la pleine mesure pleine des possibles biais méthodologiques qui n’ont pas la même portée morale ni les mêmes conséquences politiques selon la visée de l’étude. En particulier, la représentativité de la population ne repose pas sur les mêmes enjeux méthodologiques tout en s’appuyant sur un même impératif théorique : établir un échantillon suffisamment important en taille avec des individus qui se répartissent selon les mêmes caractéristiques et dans les mêmes proportions que la population à étudier. La méthode des quotas vise à établir un échantillon représentatif de la population-cible à partir des paramètres du sexe, de l’âge, de la catégorie socio-professionnelle et de la localisation géographique.
LES SONDAGES ÉLÉCTORAUX : UN IMPÉRATIF DE REPRÉSENTATIVITÉ GÉNÉRALE
S’agissant des sondages électoraux, la représentativité de la
population est définie à partir de la population inscrite sur les listes
électorales. Est ainsi posée une équivalence épistémologique entre le
mode de collecte des données des enquêtes établissant
l’opinion publique comme la somme des opinions individuelles, et
l’acte de vote qui définit la force de chacun des candidats à
partir du nombre de voix obtenues. Ainsi, le vote des électeurs traduit
la même atomisation de la société que le sondage (Cayrol, 1985).
L’application du principe de la représentativité à l’opinion
selon la méthode des quotas est ici pleinement adaptée
à l’objectif de mesurer la distribution des sympathies partisanes.
Les biais de représentativité apparaissent lorsque la population de
votants ne peut pas être établie a priori ou seulement au prix
d’importantes marges d’erreurs. Par exemple, les écarts
constatés dans les sondages d’intention de vote effectués dans la
perspective des primaires de la droite et du centre de 2016 témoignent
de la difficulté à mesurer la mobilité des électeurs et la constitution
de clivages internes à une famille politique. La large sous-estimation
de la victoire de François Fillon (à plus de 10%) fut en grande partie
liée à la difficulté d’anticiper la frontière de la
population des votants ainsi que la proportion des
différents sympathisants de droite à se rendre aux urnes.
L’incertitude a été renforcée par l’impossibilité de
quantifier le sursaut de mobilisation des électeurs du centre et de la
gauche qui avait été initialement pronostiqué au profit d’Alain
Juppé. Si bien que beaucoup de commentateurs et de journalistes avaient
parié que l’effet bandwagon prédominerait avec une mécanique de
renforcement au profit de ce leader des sondages. Et pourtant, comme
l’a souligné le directeur du CEVIPOF Martial Foucault sur
FranceTVinfo « cette élection s’est gagné à droite et non pas
au centre ».
SONDAGES D’OPINION : UNE REPRÉSENTATIVITÉ DISCUTEE
L’application du principe de représentativité à
l’opinion dans le contexte particulier des sondages ayant pour
objet des thématiques diverses et variées, le plus souvent prises dans
l’actualité, suppose une grande vigilance méthodologique et
épistémologique. Par exemple, interroger les gens sur
l’acceptabilité des changements scolaires, du suicide assisté, sur
les risques associés au nucléaire ou sur la notoriété de la polémique
autour du bisphénol A implique de revenir sur ce que l’on cherche
à mesurer dans l’opinion et donc, sur la notion même de ce qui
constitue un échantillon « représentatif ». Doit-on invariablement
rester dans la logique référentielle de la population générale ou
définir un échantillon adapté aux gens directement concernés par
l’enquête ? La dignité épistémologique du sondé relève-t-elle de
sa proximité ou de sa connaissance du thème de l’enquête ? On peut
considérer que les personnes ayant été confrontées à
l’accompagnement d’un proche en fin de vie sont plus
légitimes à être sondées sur la question du suicide assisté qu’un
échantillon représentatif de la population générale car, mieux
informées, elles ont été directement exposées aux difficultés de
l’accompagnement de la personne en fin de vie. On peut inversement
défendre l’idée que l’acceptabilité du suicide assisté doit
se fonder sur les valeurs de la population générale. Dans ce cadre, il
n’y a pas d’obstacle scientifique à interroger un
échantillon de la population qui n’a pas une opinion
pré-constituée concernant le thème de l’enquête puisqu’il
s’agit d’évaluer les valeurs et les cadres de référence qui
sont spontanément mobilisés. Les sondages mesurent des préférences, des
affects ainsi que les valeurs auxquels se rattachent un positionnement,
et non pas la connaissance argumentée d’un sujet. Selon ce
raisonnement, la population générale demeure le corpus de référence
concernant la mesure de l’acceptabilité sociale ou de la
perception des risques quel que soit le sujet donné.
S’il est difficile de trancher entre ces deux postures visant une
bonne représentativité (population concernée ou population générale)
pour les sondages ayant traits aux questions de société, elles sont
néanmoins chacune valide sur un strict plan épistémologique. Le choix de
l’une d’entre elle dépend de la tonalité générale que
l’on veut donner à l’enquête, si le sondeur souhaite braquer
le projecteur sur les effets directs d’une réforme appliquée à un
secteur donné de la population ou s’il envisage une étude plus
générale sur les valeurs associées à une thématique donnée. La
population générale reste souvent la référence de représentativité
lorsque les questions sont liées à des sujets politiques. En effet, les
préférences et les affects dans ces domaines s’expriment souvent
fortement même dans un contexte où la connaissance des institutions
politiques et des rapports de force est très faible ou diffuse. Ce choix
pour la population générale se justifie par le fait qu’un
faible intérêt et niveau de connaissance politique n’empêchent
pas nécessairement une forte implication dans l’acte
électoral (Perrineau, 1985).
UN IMPÉRATIF DE REPRÉSENTATIVITÉ GÉNÉRALE CONTESTABLE
Il faut cependant s’interroger sur la pertinence
scientifique de l’impératif de représentativité
générale lorsque les sujets sont émergents, faiblement politisés et
n’impliquent absolument pas le quotidien des sondés. Une
application systématique de la méthode des quotas peut alors conduire à
des effets politiques indésirables qui rencontrent la portée morale de
l’instrument de sondage. Le domaine des choix scientifiques et
technologiques, constitue une bonne illustration de ces dérives
(Tournay, 2017). Étudier l’évolution des opinions sur les
biotechnologies ou sur les ondes électromagnétiques renvoie
à la question des connaissances sociales rattachées à ces objets. Un
public majoritairement ignorant sur ces sujets sera sous
l’influence plus forte des logiques de médiatisation, de
controverses et de la manière dont les questions de l’enquête sont
formulées. Ainsi, les conflits autour des plantes génétiquement
modifiées ou qui entourent le compteur intelligent Linky surdéterminent
les perceptions de la population générale. Si bien qu’il peut y
avoir des décalages importants entre la connaissance scientifique et la
connaissance sociale des technologies émergentes.
L’intérêt à prendre régulièrement le pouls de la population
générale sur la perception sociale des nouvelles
technologies est plus que discutable. Les mesures sont
d’autant plus conditionnées par le jugement social que les
répondants ne sont pas experts de ces sujets en émergence.
L’incertitude liée à l’innovation tend à
renforcer l’image négative des technologies et accentue la
perception des risques à moyen terme de leurs usages. Dès lors,
l’impact des résultats chiffrés de cette mesure
sur la prise de décision des responsables politiques n’est pas
directement en cause. Plutôt que critiquer la puissance performative des
dispositifs de sondage, il conviendrait de s’interroger sur la
diversification des sondages basés sur la population générale qui porte
sur des objets très techniques et faiblement politisés depuis une
vingtaine d’années. Pour ce type d’objets marqués par des
développements technologiques ou par de fortes propriétés innovantes,
l’analyse devrait davantage porter sur les influenceurs, sur ceux
qui sont au cœur des controverses plutôt que sur la population générale.
Pour ce faire, des modèles d’analyse centrés sur
l’isolement des prescripteurs d’opinion, c’est-à-dire,
sur les minorités actives faisant circuler de l’information, sont
en cours de développement (Tournay, 2016). Les opinions exprimées
importent plus que la collecte d’opinions provoquées à
l’aide des outils classiques de sondage. On peut miser sur
l’explosion des ressources numériques ainsi que sur la montée en
puissance des big data pour voir se développer des outils expérimentaux
mesurant les dynamiques d’opinion à partir des grands
influenceurs.