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Datafication en santé : une transformation de l’écosystème sous l’influence de l’implication des patients

contributeurs

Nous tenons à remercier nos trois contributeurs, Fabrice Larceneux, Docteur Jean-Philippe Bertocchio et Amélie Loriot pour leur contribution.

Parallèlement aux études marketing, les études et les enquêtes dans le domaine de la santé ont connu un très fort développement dans les 20 dernières années. Bénéficiant d’un environnement technologique aujourd’hui fortement digitalisé, les patients participent désormais directement à la collecte d’informations les concernant, et ce via de multiples sources et formats. Réponses aux questionnaires en ligne, mesures physiologiques du rythme cardiaque, habitudes de consommation, etc., ces données de santé sont différentes des données classiques : elles sont « sensibles », c’est-à-dire qu’elles touchent à des caractéristiques personnelles qui ont trait à l’intimité des personnes. Leur collecte et leur utilisation sont de plus en plus fortement contrôlées. Dans ce paysage en mutation, la participation continue du patient, tout comme la protection indispensable des informations clés le concernant, constituent des enjeux sociétaux majeurs qui vont modeler l’avenir de l’écosystème de santé.


Qu’est-ce qu’une donnée de santé ?

La CNIL donne une définition à la fois large et précise d’une donnée de santé en s'appuyant sur le RGPD : une donnée de santé se rapporte à un individu (les données agrégées sont alors exclues) mais elles peuvent être considérées comme tel soit par essence (la pression artérielle est toujours une donnée de santé), soit par destination (une adresse postale n’est pas une donnée de santé en soi mais, utilisée pour un professionnel de santé, elle en devient une) soit par croisement (le nombre de pas récolté par smartphone n’est pas en soi une donnée de santé mais s’il est croisé avec la pression artérielle, il devient une donnée de santé). Les données de santé entrent ainsi dans la catégorie des données sensibles et sont donc soumises au besoin de recueillir le consentement explicite des personnes avant leur collecte. Ces sujets sont tellement sensibles que la CNIL impose que ces données soient collectées sur des serveurs spécifiques (agréés hébergeurs de données de santé, certifiés ISO270001) et a défini des règles de durées de conservation de ces données . Le lieu où ces données doivent être stockées (en pratique, surtout via un cloud provider) fait actuellement couler beaucoup d’encre : choisir que le serveur soit physiquement en France ne suffit pas à garantir la souveraineté des données. Le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) rappelait notamment l’an dernier que recourir à un opérateur américain laissait le risque d’être encore soumis au Cloud Act et au Patriot Act.


Métamorphose du système de santé : entre digitalisation et empowerment

Ces dernières années, d’importantes disruptions du marché de la santé sont apparues, tant du côté de l’offre - les soignants - que de la demande de soins – les patients -, et ont redessiné les contours du système de santé.

La simple façon de considérer les patients s’est transformée : de multiples expressions sont désormais employées pour le désigner. De « malade » à « usager », en passant par « client » ou « consommateur de soins », la notion de patient est devenue hétérogène. Face à la digitalisation du secteur, le patient est désormais « connecté », donc connectable par l’ensemble des parties prenantes de l’écosystème. Depuis l’instauration de la démocratie en santé, à l’occasion de la loi Kouchner de 2002, le patient est encouragé à devenir acteur de sa prise en charge et de sa santé. De passif et simple receveur de soins, il devient cocréateur de valeur dans son parcours aux côtés des soignants. C’est dans cette optique d’implication du patient et de coproduction des soins qu’ont émergé les notions de « patient expert », « patient ressource » ou « patient partenaire ». Aujourd'hui, on assiste même à l’émergence de nouvelles figures tels les « patients enseignants » dans les facultés de médecine ou encore les « patients salariés » rémunérés pour partager leur expérience.

Le patient est également un citoyen et un consommateur : dans les différents domaines de sa vie, un empowerment– c'est-à-dire une montée en compétence – est déjà à l'œuvre. Du partage d’opinion sur la qualité d’un restaurant, à l’évaluation en ligne de son expérience dans un hôtel, le consommateur s’exprime et s’implique de plus en plus. La sphère de la santé n'y échappe pas. Le patient-consommateur exprime ses opinions, sa satisfaction, il partage ses expériences et évalue les soins qu’il reçoit pour finalement participer à la prise de décision. L’empowermentdu patient est multiforme et ses engagements évoluent. Cette transformation illustre le passage d’une vision paternaliste descendante de la connaissance médicale à celle plus horizontale et co-produite. Dans ce cadre, la montée en compétences des patients passe par l’auto-formation (les membres d’Act-Up s’étaient formés pour discuter d’égal à égal avec les scientifiques), favorisée par un accès digital plus facile à l’information, et/ou par la participation à des ateliers d’éducation thérapeutique, montrant ici la volonté partagée par les soignants du besoin d’augmenter la littératie en santé des patients. Lorsqu’ils poursuivent le même objectif, les patients se rassemblent et échangent sur leur situation : l’empowermentest communautaire. Lorsqu’ils s’engagent dans des actions coordonnées, en intervenant en tant que patients-ressources auprès d’autres patients par exemple, l’empowerment devient collaboratif. Le patient agit désormais à différents niveaux, de la participation à la prise de décisions le concernant, à la réponse à des questionnaires sur sa santé et son expérience, jusqu’à l’engagement dans des communautés pour représenter et soutenir d’autres patients. Prendre davantage en compte les besoins, préférences et expériences des patients est alors de plus en plus encouragé. C’est dans ce contexte que s’est développée une approche des soins centrée sur le patient, désignée sous le terme de « patient centered care », valorisant ainsi encore plus la parole des patients.

Dans ce paysage en mutation, la e-santé joue un rôle pivot. La digitalisation du secteur s’amplifie, offrant des avancées telles que la télémédecine qui facilite les consultations à distance (téléconsultations), les technologies connectées (Internet of Things) et le déploiement de questionnaires électroniques (ePRO) optimisant la collecte de données patients. Des dossiers médicaux électroniques (que ce soit le Dossier Patient Informatisé ou le Dossier Médical Partagé) à la surveillance en temps réel (télésurveillance) des paramètres de santé, les interventions technologiques en santé se multiplient. L’avènement du numérique en santé s’inscrit finalement dans ces (r)évolutions en renforçant l’engagement des patients dans les parcours de soins et en facilitant le recueil de leurs perceptions pour piloter plus efficacement le système de santé. En particulier, les questionnaires comme instruments de collecte de données contribuent à ce nouvel écosystème centré sur le patient. De plus en plus, les données concernant la perception que les patients ont de leur santé sont recueillies dans le soin courant. Les questionnaires jouent alors un rôle particulièrement crucial, contribuant à la datafication croissante du secteur. Cette abondance de données provenant des patients ouvre la voie à une compréhension approfondie de leurs besoins et de leurs attentes et promet une personnalisation accrue des soins (on parle de « médecine personnalisée »), dans un environnement collaboratif et digital.

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Il reste que, pour soigner, les médecins s’appuient généralement sur des données de santé issues de l’interrogatoire (antécédents, traitements, symptômes), de l’examen clinique (taille, poids, pression artérielle), de la biologie ou de l’imagerie : ils récoltent la quasi-totalité de ces informations pendant les consultations et, à l’issue, en recevant les résultats d’examens complémentaires, le cas échéant. La santé perçue par les patients (qualité de vie, douleur, fardeau de la maladie...) est de plus en plus prise en compte pour améliorer les soins, faire avancer la recherche médicale et rationnaliser les dépenses de santé.

Les données rapportées par les patients sont recueillies au cours de questionnaires standardisés qui sont le plus souvent « auto-administrés » (le patient remplit seul le questionnaire, sans l’intervention d’un tiers, en particulier d’un soignant). Certains de ces questionnaires ont été évalués au cours d’études cliniques pour s’assurer de leur capacité à mesurer précisément l’état de santé : on parle alors de Patient-Reported Outcome (PRO). Ils ont une métrologie particulièrement fine et doivent remplir des critères scientifiquement validés pour être reconnus comme outil de mesure (au même titre qu’un tensiomètre) : on veut en particulier savoir s’il existe des seuils permettant de définir un état de santé (par exemple, l’échelle utilisée doit permettre à partir d’un certain seuil d’identifier un état anxieux) mais aussi de savoir à partir de quelle variation on doit considérer qu’il s’agit d’une variation d’un état clinique (si l’on met en place un traitement, l’échelle doit permettre de mesurer de manière fiable l’efficacité de ce traitement). Ce sont des questionnaires, accompagnés d’une documentation précisant des informations telles que les méthodes d’administration, de scoring, d’analyse et d’interprétation. A l’heure actuelle, on considère qu’il existe plus de 4300 PRO dans le monde.

On distingue les PROMs (Patient-Reported Outcome Measures) qui sont des mesures de l’état de santé perçue, rapportées par les patients. Ces questionnaires permettent d’obtenir des informations importantes qui ne sont pas recueillies avec les mesures cliniques classiques. Ils peuvent être généraux et concerner l’ensemble des patients, quel que soit leur problème de santé ou plus spécifiques à une pathologie donnée. Ils s’intéressent en particulier aux questions concernant l’impact sur leur qualité de vie ou des dimensions plus spécifiques comme les capacités physiques (comme la fatigue, le prurit, etc…). Ils peuvent aussi mesurer des paramètres touchant à une pathologie particulière.

Les PREMs (Patient-Reported Experience Measures) se réfèrent, eux, aux expériences rapportées par les patients. Ils permettent de comprendre l’expérience des patients dans le système de soins. Ils s’intéressent à la manière dont le patient vit l’expérience des soins, son vécu subjectif et objectif, ou encore les relations qu’il a eues avec des soignants.

En France, les PROMs/PREMs ont de plus en plus l’attention du régulateur : la Haute Autorité de Santé (HAS) propose désormais un guide, encourageant leur utilisation large dans les soins . Ces données rapportées par les patients permettent notamment de définir une nouvelle forme de prise en charge, appelée le “Value-Based HealthCare” (VBHC) : on ne définit plus l’efficacité des soins uniquement sur des critères objectifs (nombre de jours d’hospitalisation, amélioration de marqueurs biologiques, disparition d’une fièvre) mais aussi en prenant en compte l’amélioration de l’état de santé tel qu’il est perçu par les principaux destinataires des soins, les patients. A ce titre, l’organisation internationale ICHOM vise à harmoniser les types de questionnaires avec lesquels évaluer les soins. Cependant, encore plus que dans tout autre domaine, les taux de remplissage de ces auto-questionnaires posent un souci majeur : on souhaite ici évaluer les soins chez le maximum de patients ; il n’est pas tenable de laisser de côté des patients qui ne pourraient pas (pour cause d’illettrisme, d’illectronisme ou tout simplement par manque de confiance, de temps ou d’énergie) remplir ces questionnaires. C’est pour cette raison principale que le ministère de la santé américain a développé un programme spécial appelé PROMIS afin de créer des outils moins contraignants pour les patients. En France, deux équipes à Nantes et à Paris travaillent à étudier et améliorer la qualité des données rapportées par les patients. Ces outils, au-delà de permettre de mieux suivre les soins courants, permettent aussi de mieux comprendre les mécanismes des maladies, en particulier lorsqu’ils sont utilisés dans des e-cohortes (voir encadré).

Les données issues des questionnaires peuvent être enrichies par des données issues d’autres sources : en particulier, les objets connectés (comme les balances connectées, les smartphones ou autres brassards à tension, par exemple) peuvent venir nourrir ces jeux de données. Pour les connecter, ces données doivent parler le même langage : pour cela, plusieurs standards viennent s’imposer en santé. Dans le cadre du soin, l’Agence du Numérique en Santé (ANS) recommande fortement d’utiliser HL7 FHIR ; pour la recherche, ce sont les normes OMOP et CDISC qui semblent s’imposer.

Les communautés de patients

Même si les regroupements et associations d’individus existent depuis longtemps, leur structuration en « lobbies » et en communautés actives en santé, prêtes à changer le système de soins, en particulier en France, peut être daté du dernier quart du 20ème siècle. C’est en particulier, la crise liée au VIH qui fait se fédérer des patients particulièrement jeunes et actifs qui se sont emparés d’un système dont ils trouvaient qu’il n’allait pas assez vite et qui n’était pas assez à leur écoute. Des associations emblématiques ont mené le mouvement, rapidement suivies par d’autres dans différents domaines. Avec la loi Kouchner, la place des représentants des patients dans les institutions et la société a été mieux reconnue pour arriver, de nos jours, à ce que le gouvernement finance directement France Asso Santé, impose la présence de représentants des patients à la HAS et dans les établissements de soins au sein des Commissions des Relations aux Usagers. Loin d’être présents uniquement pour l’image, ces représentants ont de vrais rôles dans l’organisation du débat public, des institutions et même dans l’accès au remboursement de médicaments. Les communautés en ligne de patients deviennent tellement influentes qu’elles influent même la recherche clinique : aux Etats-Unis, la plateforme Patient Like Me propose aux patients de partager leurs données pour faire avancer la recherche. En France, on peut citer Seintinelles, une communauté de patients (ou non) pour faire avancer la recherche dans le cancer, mais aussi ComPaRe (la Communauté des Patients pour la Recherche) dans laquelle il est régulièrement demandé aux patients ce qu’ils souhaitent voir investigué (voir encadré).

Le secteur de la santé est aujourd’hui un domaine précurseur de l’évolution des enquêtes marketing en général, et ce à plus d'un titre.

Tout d’abord, il témoigne de l’importance de considérer les études longitudinales et le suivi individuel des mesures dans le temps. L’utilisation de cohortes - ou de panels - a démontré la robustesse scientifique des résultats obtenus. Plus fondamentalement, le patient n’est pas un individu à considérer one shot mais il évolue au sein de contextes dont il faut prendre en compte les évolutions.

Ensuite, l’attention portée aux données personnelles et sensibles souligne la nécessité d’intégrer en amont de la conception des enquêtes les enjeux réglementaires, les questions de souveraineté et d’hébergement des données. Ces sujets concernent évidemment l’aspect sécurité mais pas seulement. Les dimensions santé et bien-être intéressent de nombreux domaines de la société (sport, alimentation, habitat, etc.), y compris dans leurs enquêtes marketing. Mais, au-delà des questions RGPD, ces sujets sont encore trop peu anticipés. Patient et consommateur sont pourtant une seule et même personne, et la qualité de la protection des informations sensibles le concernant définira un positionnement stratégique unique.

Enfin, la compatibilité entre différentes sources de collecte devient un enjeu majeur. L’appariement entre les données, notamment entre des données non structurées - qu'il s'agisse de mesures directes de comportements ou de données physiologiques (smartphones, IoT, etc.) - et des données d’enquêtes davantage structurées ouvre la voie d'une compréhension plus approfondie des patients. Mais attention ! L’ensemble des sollicitations peut aussi créer une charge trop importante pour les répondants. Par exemple, un patient qui se rend dans un hôpital peut être amené à répondre à de nombreux questionnaires provenant de différentes parties prenantes : pour mesurer la qualité de services à l’accueil, de la restauration ou encore pour renseigner des éléments de recherche clinique. Chaque acteur, s’il ne se coordonne pas aux autres, peut nuire à ce parcours en sursollicitant le patient. Le principe du «patient centered care » implique de remettre le patient au centre du dispositif, donc de faciliter l’interopérabilité entre ces différentes enquêtes et une rationalisation des process. Le DMP (Dossier Médical Partagé) ouvre une voie dans cette direction : toutes les informations, qu’elles soient liées à ses soins dans un établissement ou chez un professionnel en ville pourraient être centralisées en un seul endroit.

Finalement, l’importance croissante accordée aux données issues des patients témoigne d’un changement significatif dans la façon de considérer leur participation. Le patient-consommateur contribue à l’amélioration générale du système de santé et il est aujourd’hui conscient de la valeur qu’il apporte. C’est maintenant aux outils d'enquêtes de lui garantir qu’il contribue effectivement à l’amélioration de la société dans son ensemble !