Survey-Magazine : Quels sont les leviers dont on dispose aujourd'hui pour générer une expérience ?
Jean-François Lemoine : Le principal levier, que l'on soit en off
ou en on line, se nomme l'atmosphère (ou la web atmosphère) du point de
vente (ou du site web ou d'une application mobile). Il se compose de
trois principaux éléments :
- l'ambiance du point de vente/du site/de l'application (il s'agit
des caractéristiques sensorielles du point de vente telles que l'odeur,
la couleur et la musique) ;
-le design du point de vente/du site/de l'application. Dans le cas
d'un point de vente physique, il s'agit de l'architecture du magasin, de
la manière dont on circule à l'intérieur, de sa taille, du mobilier
utilisé. Dans le cas d'un site ou d'une application, il s'agit de
l'architecture du site et/ou de l'application (complexité ou non du
menu/de l'arborescence informatique), de la navigabilité, de
l'accessibilité aux produits, de la manière dont les produits sont
présentés en ligne (horizontalement / verticalement) ;
-la fonction sociale du point de vente (quel rôle fait-on jouer aux
vendeurs, aux clients ? comment conçoit-on l'interaction entre les
vendeurs et les clients ? Sur internet, la fonction sociale s'appréhende
à travers les avis/témoignages clients, les forums, les FAQ, les blogs,
les chatbots, les agents virtuels).
Quels sont les principaux outils disponibles ?
On compte d'une part les outils d'ambiance. Dans le cas de la musique,
il est possible de générer une expérience à l'aide :
- du type de musique diffusée (classique, variété, techno, etc.). La
perception de la musique par les consommateurs/internautes impacte de
manière inconsciente l'idée qu'ils se font de la qualité des produits,
du positionnement de l'enseigne ;
-du volume de la musique diffusée (faible/moyen/fort). La perception
du volume sonore agit également au niveau inconscient des individus et
peut les amener à passer plus ou moins de temps à l'intérieur du point
de vente
-du tempo (faible/moyen/fort). Une musique au tempo lent est
certainement mieux adaptée à un magasin vide en début de semaine tandis
qu'une musique au tempo rapide est plus en adéquation avec un magasin
rempli en week-end.
Dans le cas de la couleur, on trouve également trois dimensions sur lesquelles on peut avoir une influence dans le but de générer une expérience : la teinte (quelle couleur ?). A titre d'exemple sur internet, et en fonction des catégories de produits, on peut agir sur le temps de présence/de navigation sur le site selon que la couleur du fond d'écran est chaude (rouge) ou froide (bleu) ; la luminosité, et la saturation.
Pour ce qui est des odeurs, on peut agir sur le type d'odeur, son degré de concentration, son degré de congruence (d'adéquation) avec les produits, l'enseigne, les valeurs de l'enseigne, etc. Sur internet, on peut travailler sur la typographie utilisée dans les sites ou dans les applications afin d'influencer le comportement des internautes. La typographie se compose de la police (taille, inclinaison, police de caractère, etc.), de l'espacement (entre les mots, les lignes), de la mise en page (nombre de lignes, de colonnes, texte justifié ou pas, etc.). Toujours sur internet, on peut décider de mettre (ou pas) des images /photos / représentations du produit.
Les professionnels ont d'autre part à disposition des outils liés au design. Il faut faire une distinction entre le design d'un point de vente physique et celui d'un site ou d'une application. Dans un point de vente physique, les outils seront le type de mobilier, l'architecture du magasin, les matières utilisées (bois, verre, métal, etc.), la largeur des allées, la surface du magasin, la manière dont les produits sont présentés/disposés en linéaire.
Sur internet, la notion de design fait principalement référence à la structure du site (comment le site a t-il été conçu ? avec beaucoup ou peu d'arborescences, avec un menu déroulant ou non ; il s'agit donc de caractéristiques techniques liées à l'architecture du site). Le design renvoie à la notion de navigabilité (est-elle aisée / complexe ?), à l'accessibilité aux produits (faut-il passer par de multiples rubriques pour accéder à l'information recherchée ?). La manière dont les produits sont présentés en ligne (verticalement, horizontalement) relève également du design.
Il existe enfin des outils sociaux. Sur Internet, ils sont nombreux :
- les avis clients : comment doivent-ils être rédigés (positivement
ou négativement) ? Selon les pays, on accorde pas la même crédibilité
aux avis selon qu'ils sont formulés positivement ou négativement (en
Asie, les avis critiques sont mal perçus contrairement au cas de la
France). Combien d'avis clients faut-il mettre en ligne ? Y a-t-il un
nombre minimum d'avis à faire apparaître pour qu'ils gagnent en
crédibilité ? Comment les avis doivent-ils être représentés
graphiquement (sous forme d'étoiles, de moyennes ) ? La représentation
graphique des avis aura un impact sur leur perception par les
internautes. Les outils que nous pouvons donc utiliser concernant les
avis sont donc : leur nombre, leur représentation et la tonalité du
message ;
- les FAQ (foire aux questions en français ou frequently asked
questions en anglais). Y en a-t-il ou pas ? Le fait qu'il y en ait peut
donner l'impression à l'internaute qu'il n'est pas seul lors de sa
navigation, qu'il peut être aidé, accompagné. Ces FAQ peuvent également
le rassurer car il sait qu'il peut disposer à tout moment de réponses à
ses interrogations ;
- les blogs : ils constituent un lieu d'échange/d'expression des
internautes entre eux. Cette possibilité d'échange renforce le sentiment
de présence sociale sur internet (on se sent moins seul quand on navigue
sur le site) ;
- les agents virtuels (ou conseillers virtuels). Leur rôle est très
important dans la perception d'une présence sociale sur Internet. Ils
accompagnent l'internaute, s'il le souhaite, dans sa navigation sur
Internet. Ils influencent la confiance envers l'enseigne et les
intentions comportementales des internautes. Selon les caractéristiques
anthropomorphiques de l'agent virtuel (son genre, son apparence
vestimentaire, ses gestes, ses expressions faciales, ses mouvements
corporels, son regard, etc.), les réactions et les perceptions des
internautes peuvent totalement varier. Nous avons démontré récemment,
suite à une étude menée avec la GMF, qu'une voix humaine de l'agent (vs
une voix de synthèse) générait plus de présence sociale perçue et de
confiance envers l'agent. Avec une voix humaine, les intentions
comportementales (revenir sur le site, conseiller le site) sont plus
fortes qu'avec une voix de synthèse.
Dans les points de vente physique, les facteurs sociaux relèvent du rôle que l'on fait jouer aux vendeurs (leur degré d'expertise en matière de conseil, leur forte présence ou pas, laissent-ils tranquille le client ou viennent-ils le voir dès qu'il entre dans le magasin ?). On se souvient de l'enseigne Abercrombie and Fitch, où le rôle des vendeurs était plutôt minimaliste en terme de conseils mais où leur rôle était très important pour renforcer l'expérience de la sortie du samedi soir en discothèque (vendeurs qui dansaient, qui invitaient les clients à faire de même). On peut aussi agir sur le rôle que l'on veut faire jouer aux clients dans notre magasin : chez Leroy Merlin, dans les Applestore, on organise des cours gratuits pour les clients. Ils ne sont donc plus passifs mais participent, posent des questions, échangent entre eux et cela impacte donc la présence sociale perçue dans le magasin.
Il y a donc une multitude d'outils au service des marketers. Il faut avoir conscience qu'un même outil aura des effets totalement différents d'un secteur à un autre, d'une catégorie de produit à une autre, d'un profil de clientèle à un autre. Il est donc très important de ne pas utiliser ses outils de manière intuitive en pensant qu'ils sont sans conséquence sur le comportement des consommateurs, ce serait une grave erreur. Il faut donc les tester au préalable (en laboratoire, in situ) à l'aide de protocoles d’expérimenta-tions très pointus sur le plan méthodologique.
La principale difficulté à laquelle les marketers font face est la suivante : combien d'outils puis-je tester en même temps ? En effet, si l'on veut, sur un site web par exemple, utiliser la couleur, les agents virtuels, la typographie, cela va complexifier la réalisation des expérimentations à mener au préalable. Néanmoins, cela nous semble utile et nécessaire pour proposer une expérience complète, riche et mémorable. Il faut donc privilégier ce que nous appelons une approche « holiste » de l'atmosphère c'est à dire une approche où l'on s'intéresse à plusieurs composantes atmosphériques en même temps (couleur, agents virtuels, typographie, etc.) et à leurs effets d'interaction respectifs (comment telle couleur amplifie-t-elle les effets de telle caractéristique typographique qui amplifie les effets de tel agent virtuel ?).
Quelles sont les conséquences observées d'une part sur les émotions puis d'autre part sur les comportements ?
Dès l'instant que l'on travaille sur l'expérience client, le but, dans un premier temps, est d'exercer une influence sur les états émotionnels du consommateur. Il s'agit de « déstabiliser émotionnellement » le client ou l'internaute de manière à lui faire perdre ses repères habituels, à lui faire « baisser » ses barrières psychologiques, bref à le mettre dans un contexte propice à l'acte d'achat. Il n'y aura pas d'effet de l'atmosphère du point de vente (ou de la web atmosphère du site web), et donc de l'expérience client, sur les réactions des consommateurs s'il n'y a pas, dans un premier temps, d'effet sur leurs émotions.
Tous les outils présentés précédemment impactent positivement ou négativement les émotions des consommateurs et donc par la suite les réactions comportementales. C'est en ce sens qu'il ne faut pas les utiliser à la légère ou intuitivement car leurs influences sur les émotions sont manifestes et démontrées. Le but des marketers est donc d'utiliser les composantes de l'atmosphère (de l'expérience client) qui vont impacter les émotions de telle façon qu'elles impacteront ensuite positivement les réactions escomptées chez les consommateurs.
Un exemple d'influence des émotions. Dans un restaurant de type restauration rapide, il a été montré que le volume de la musique diffusée pouvait accélérer la vitesse de prise du repas et donc réduire le temps passé dans le restaurant (et donc permettre au restaurateur de servir plus de clients entre midi et deux). L'explication de ce phénomène est la suivante : le volume de la musique affecte de manière inconsciente les émotions du consommateur qui se trouve donc dans un état « d'excitation / de vigilance émotionnelle » élevé. Cet état émotionnel a pour conséquence de le faire manger plus vite que la normale. Tout cela bien sur sans que le consommateur en ait conscience.
Une fois les états émotionnels du consommateur modifiés, il y a toute une série de réactions du consommateur qui peuvent l'être également : la perception de la qualité des produits vendus ; la perception de la qualité de l'enseigne ; le temps passé réellement dans le point de vente (ou sur le site) ; le temps passé perçu ; les intentions de recommander le site/le magasin ; les intentions de revenir dans le magasin/sur le site ; la confiance éprouvée à l'égard du magasin/du site ; la satisfaction à l'égard du magasin/du site ; ainsi que le montant des achats effectués. En la matière, il faut être très prudent avec ce résultat, l'expérience client ne génère pas systématiquement d'augmentation du panier moyen. Il y a autant de cas qui montrent que oui que de cas qui montrent que non. Ce qui m'amène à dire que l'expérience client/le marketing expérientiel ne doit pas être considéré exclusivement comme un outil de marketing transactionnel (ayant des effets de court terme) mais surtout comme un outil de marketing relationnel (ayant des effets de long terme dont notamment la fidélisation, l'accroissement de la satisfaction, de la confiance, de l'attachement à la marque). n