L’engagement est un faux-ami des marketeurs qui rêvent d’embrigader les consommateurs. Certains professionnels du marketing français usent et abusent de l’expression « engager le consommateur », issue un peu rapidement de « to engage audiences » et de « consumer engagement ». En réalité, les consommateurs n’ont aucune envie d’être engagés par les marques. Ils se sentent libres et entendent le rester. Engager en français a des connotations d’obligation, d’enfermement, de mariage, de contrainte, de contrat moral, très éloignées du ressenti du public.
Le terme anglais « to engage » est beaucoup plus nuancé que son faux-ami français « engager » : susciter, éveiller, attirer l’attention, intéresser, faire participer, inviter, séduire, interpeller, encourager, entraîner, sont les mots qu’on retrouve le plus souvent en guise de traduction. Ils laissent une part d’initiative forte à l’interlocuteur.
L’abus de l’expression « engager le consommateur » s’explique sans doute par les désirs des professionnels de faire rentrer le consommateur dans les dispositifs qu’ils ont développés. A force d’utiliser cette expression, on se donne l’illusion qu’on le fidélise voire qu’on l’assujettit.
Le consommateur est fondamentalement libre et aspire à exprimer cette liberté et sa créativité dans son comportement de consommation. Dans l’ouvrage Brand Culture, nous proposons un concept pour rendre compte de la dynamique relationnelle entre les marques et les consommateurs, la performativité.
Le concept de performativité est complexe. Conçu par le philosophe Austin, auteur de « Quand dire c’est faire », repris par Searle puis par Butler, il a été transposé en théorie performative de la marque par le sémiologue Raphaël Lellouche : chaque individu joue un rôle et « performe » des modèles sociaux, auxquels il veut être identifié. Performer une marque c’est la pratiquer, la vivre, l’éprouver, adopter des gestes, des attitudes, des visions du monde.
Parmi les pôles d’identité qui nous caractérisent, on peut citer le lieu de naissance, le lieu de vie, le sexe, la tranche d’âge, le milieu social, les études, le secteur d’activité, les loisirs, la religion mais aussi les marques que nous consommons. Nous « sommes » Mac ou PC, Peugeot ou Fiat, Nike ou Adidas.
La consommation est un des terrains de jeu de notre identité
Dans cette personnalité à mille facettes (sociale, professionnelle, religieuse, nationale, etc.), chacun joue à être, et en même temps, le devient à force de jouer. Judith Butler exprime cela dans son essai Trouble dans le genre, où elle qualifie l’identité sexuelle de « performative ».
« Performer » est un acte qui se rejoue en permanence, comme tous les actes de performativité sociale (être un homme, être français, être un publicitaire, etc.).
Pour répondre à la question « Qui suis-je ? », chaque individu est dans la nécessité de prendre conscience des identités qu’il performe. Il est uniquement ce qu’il joue à être et cela sur beaucoup de terrains de jeux différents. La consommation fait partie des terrains de jeux sur fond desquels on se construit identitairement. La consommation n’est pas purement matérielle ; elle est culturalisée par des identifications à des marques. L’identification à la marque est une identification à un modèle culturel comme un autre. Préférer telle marque à telle autre, consciemment ou inconsciemment, c’est performer la marque au même titre que performer un modèle culturel.
Performer la marque Smart, c’est jouer le modèle d’usage et de comportement, le jeu social et matériel de Smart. Conduire une Smart c’est adhérer à une façon de voir les déplacements en ville en gagnant du temps, en se garant dans les coins et en étant plus malin que les gros 4X4. La preuve par un exemple, personnel… Je “performe” Smart, alors même que c’est une voiture peu adaptée pour une famille de 3 enfants. « Smarter » je suis devenu parce que je m’identifie à son mode d’occupation malin de l’espace urbain. Rouler en Smart, c’est une façon de ne pas se prendre au sérieux, d’être sûr de trouver une place et, finalement, de cultiver sa bonne humeur. Comme beaucoup de propriétaires de Smart, je me gare dans les coins des rues en occupant des demi-places disponibles.
Choisir d’acheter ou d’utiliser telle marque de chemise, de téléphone ou de crème, c’est se vivre selon une certaine identité. Performer ce n’est pas seulement consommer des produits mais s’impliquer, s’identifier, s’inscrire dans une stratégie de distinction culturelle (cf Bourdieu). La consommation n’est pas ponctuelle et momentanée, c’est une construction de soi dans la durée. On se construit socialement à travers ce qu’on consomme. Cette construction passe par des marques, qui sont des cristallisations culturelles autour d’idées.
On peut ainsi rapprocher le rapport d’identification à la marque de la notion de performativité. Cela permet de sortir des modèles de marques qui reposent sur une comparaison ou un regard extérieur : « être fidèle de la marque c’est comme », être fidèle d’une religion, etc. Dire performer la marque, c’est saisir un rapport plus général entre l’individu et les modèles identitaires. On ne performe pas que les marques, on performe toutes sortes d’identités dont les marques. Nous sommes bien dans un modèle intégré de conception de la marque.
La théorie performative de la marque a l’avantage d’être holistique et de prendre en compte tous les leviers da la relation à la marque. Elle évite la tendance à dissocier les différents canaux et leur mesure et permet une approche intégrée et globale. Elle combine à la fois l’expérience produit et le ressenti de la marque et associe vécu individuel et vécu collectif.
Quel rôle pour les marques ?
Avec la fin des idéologies, la défiance religieuse, la perte de repères familiaux, les marques ont tendance à jouer un rôle croissant dans la construction des individus.
La « performativité » s’applique à toutes les marques, y compris à celles que l’on n’affiche pas. Par exemple, on peut adhérer à la Maaf pour ses offres, parce que l’on est attiré par le symbole sympathique du dauphin, ou parce que l’on adhère aux valeurs entrepreneuriales de cette mutuelle.
Pour encourager cette symbiose, les marques ont un rôle stratégique à jouer : fournir des modalités de « performativité » suffisamment souples pour permettre à chacun de vivre une expérience singulière et authentique. Pour cultiver cette performativité, les marques doivent s’envisager comme des agents culturels, en se dotant d’un univers riche en symboles, pratiques associées et en supports d’identification.