Maurice NDiaye est associé chez Synomia. Il est président du club Data & IA et administrateur à l’Adetem.
Voilà maintenant plusieurs années que la notion de transformation fait partie du quotidien des organisations. Et ce notamment sous l’impulsion et la pression croissante du progrès technologique. Les métiers des études ne font pas exception à cette règle, et l’explosion de l’IA comme levier majeur d’évolution des méthodologies vient bousculer le paysage de la profession.
Comment s’y retrouver, et comment naviguer dans un écosystème complexe en restant à la fois agile, compétent, et exhaustif.
Il y a trois problématiques majeures à prendre en considération pour appréhender correctement la question.
La première, le time-to-insight. A l’obsession des marques à vouloir détecter avant les autres les dernières tendances, ou à vouloir réagir en temps réel à tout, tout le temps, partout, le marché a répondu avec des solutions toujours plus automatisées, toujours plus rapides, mais dont il faut savoir mesurer la pertinence. Dans un monde où la data est reine, et où l’immédiateté est devenu un impératif, il faut accepter que l’accès à la connaissance prenne du temps. Technologie n’est pas magie. Et si l’on peut en effet valider ou tester une intuition par un coup de sonde rapide via une solution packagée, on ne trouvera pas l’idée d’innovation qui tue en consultant un dashboard ou en interrogeant en express quelques individus recrutés à toute vitesse et qualifiés de façon parfois opaque.
Les décideurs et autres professionnels du marketing doivent réapprendre à valoriser le temps long, celui de la réflexion, de la problématisation, de la qualité des données comme de celle de l’analyse. Et les experts qui accompagnent les marques ont une responsabilité de faire preuve de rigueur et de sens critique, sans céder à la sur-promesse marketing du tout automatique. L’IA apporte beaucoup de valeur, pour assister, optimiser, automatiser en partie, détecter des corrélations invisibles à l’œil nu. Mais pour ce faire elle doit être utilisée dans de bonnes conditions : qualité des données, maîtrise des traitements réalisés, et interprétabilité des indicateurs. Sans jamais oublier l’importance de l’humain, dont le regard métier, la réflexion méthodologique et le bon sens ne sauront être remplacés par la machine.
La seconde, le one-stop-shop. C’est une problématique classique, notamment dans la constitution d’un écosystème de prestataires. Les avantages d’avoir un interlocuteur unique pour gérer tous les types de besoin d’un département sont évidents, mais sont à mettre en regard de la perte potentielle de qualité de recourir à un acteur trop généraliste. L’une des caractéristiques des dernières vagues technologiques qui ont inondé le marché est la combinaison entre la vitesse d’apparition de nouvelles méthodes, et de leur diversification : de plus en plus de nouvelles solutions arrivent sur le marché, introduisant à chaque fois de nouveaux concepts (citons par exemple les IA qui analysent les émotions par reconnaissance faciale, celles qui analysent vos réactions avec un bracelet qui recueille le taux de sudation ou encore celles qui reconstituent les parcours en magasin grâce à des capteurs en rayon). Le résultat : une fragmentation exponentielle du marché des prestataires et une confusion croissante pour les annonceurs.
A cela se superpose une reconfiguration des frontières entre les métiers des prestataires, miroir d’une plus grande porosité entre les métiers des entreprises. Pour abattre les silos, il faut des prestataires qui sachent parler à toutes les étapes de la chaîne de décision, de la stratégie à l’activation en passant par l’insight. Ajoutez quelques gouttes de contraction des budgets, et les agences, instituts, cabinets, et pure players tech viennent prendre position sur un gâteau plus large, avec un positionnement à la fois 360 et « data driven ».
L’important est donc de pouvoir s’appuyer sur des prestataires de confiance qui, s’ils proposent une panoplie d’expertises différentes, savent avant tout bien les connecter les unes aux autres, et animer l’ensemble. Cette dimension de gestion de projet transverse est en tant que telle un métier d’expert, et il est bien difficile pour la plupart des annonceurs de l’internaliser. Certes, par des mouvements réguliers de consolidation, plusieurs acteurs parviennent à acquérir une couverture importante des nouveaux métiers et nouvelles technologies. Mais attention à l’intégration ! Le véritable enjeu ne se résume pas à juxtaposer des expertises, mais bel et bien à savoir repenser en profondeur les différents composants de la chaîne de valeur. Pour une expérience client sans couture, et une exploitation optimale du potentiel de la technologie. Non au vernis de l’IA-washing, oui à une vraie transformation des outils de production pour une proposition de valeur augmentée. Et cela concerne tous les acteurs, gros ou petits, annonceurs ou prestataires.
La troisième, le make or buy. L’histoire des organisations est faite de cycles qui se répètent, alternant des phases d’internalisation et d’externalisation des compétences au gré des avancées technologiques, et des évolutions de modèle. En effet, on a coutume de dire que les actifs stratégiques (porteurs de différenciation ou constitutifs de la proposition de valeur produit) se doivent d’être internalisés, là où les autres peuvent être sous-traités (parce qu’ils sont très largement disponibles, ou trop techniques par exemple).
On compare souvent la data à l’« or noir du XXIème siècle ». De nombreuses études nous montrent en effet que les entreprises qui ont su le mieux maîtriser et exploiter leurs données sont celles qui produisent les meilleurs chiffres de croissance. C’est donc sans surprise ce que les compétences liées à l’analyse de la donnée prennent une importance grandissante dans les stratégies des organisations. A ce titre, la fonction études en particulier tend progressivement à revêtir une dimension technologique forte, l’accès à la connaissance étant un enjeu critique de compétitivité. Avec l’arrivée à des postes à responsabilités de la génération dite « digital-native », et un accroissement des investissements dans des dispositifs internes considérés comme stratégiques (insight factories, datalakes), nous allons assister inéluctablement à une montée en puissance des profils hybrides chez l’annonceur. En face, les prestataires devront aussi monter en compétence, soit pour combler les retards en recrutement des marques, soit pour leur proposer des interlocuteurs compétents à même d’interagir avec leurs équipes.
Que l’on soit consultant, chargé d’étude, insight manager, directeur marketing ou autre, une compréhension fine de ces 3 enjeux sera déterminante pour avancer sereinement dans un monde hautement technologique. La vague de l’IA est lancée, et pour ne pas s’y noyer il est impératif de faire preuve d’esprit critique et de méthode. Et avoir à l’esprit que pour reprendre ou conserver sa place au cœur du processus de décision des organisations, la fonction étude doit adapter ses pratiques et accepter de se transformer en profondeur afin de capter toute la valeur de cette révolution technologique majeure.