De l’intelligence biologique à l’intelligence de la machine
L’intelligence artificielle est au cœur de l’actualité et fait l’objet
de vifs débats pour autant l’IA n’est pas une
nouvelle discipline. En effet, les hommes cherchent depuis des siècles à
reproduire l’intelligence humaine, le concept
d’IA est apparu lors de la conférence de Dartmouth en 1956 et devient
alors une nouvelle science. Le rapport de Mc
Carthy définit l’IA comme un « domaine de l'informatique qui vise à
comprendre et à créer des entités intelligentes ».
Il nous parait opportun tout d’abord de comprendre le concept
d’intelligence qui est à la fois complexe et
pluridisciplinaire. Platon définissait l’intelligence par « une activité
qui permet d’acquérir la science ».
L’intelligence est biologique, humaine et animale et permet de s’adapter
à son environnement ou résoudre un problème.
Dans la littérature, deux approches sont proposées ; (1) l’intelligence
dans la psychologie se caractérise selon un
large consensus des auteurs par sa dimension cognitive notamment celle
de percevoir, de mémoriser, de planifier d’être
attentif ou encore le langage. (2) L’approche sociologique de
l’intelligence a été introduite par Edward Thornndike en
1920 et se caractérise selon Mead par « le pouvoir de résoudre les
problèmes actuels du comportement, à la lumière à la
fois du passé et de l’avenir ». Il existe d’autres définitions de
l’intelligence dans les sous-disciplines de la
psychologie (psychométrie, psychologie différentielle, psychologie
développementale…) et les auteurs estiment qu’il y a
autant de formes d’intelligence que de façons de conceptualiser
celle-ci. L’objectif de mesurer de l’intelligence dite
générale a fait émerger le modèle CHC catégorisant l’intelligence en
trois capacités ;
- l’intelligence fluide nous permettant la compréhension,
l’apprentissage, l’adaptation à une situation inédite, le
raisonnement mobilisé en situation (inductif, déductif, quantitatif et
piagétien)
- l’intelligence verbale ou cristallisée se définissant comme
l’aptitude
à utiliser des savoirs et des compétences
provenant des expériences mémorisées
- le modèle hiérarchique à trois strates : les compétences
étroites, les
compétences cognitives générales,
l’intelligence générale
Le modèle CHC s’ajuste en continue par les travaux en neurosciences, en psychologie cognitive et génétique. La répétition du processus CHC a fait émerger selon Schneider et Mc Grew le concept d’intelligence émotionnelle dans les caractéristiques d’aptitudes majeures. Ces auteurs identifient alors la perception, la connaissance, la compréhension et l’usage des émotions comme des critères contribuant à la définition de l’intelligence générale. La notion d’intelligence peut-être résumée comme « ce que l’on sait de ce que l’on ignore » et nécessitant un effort collectif, continue, engagé et des moyens « scientifiques substantiels » (Neisser)
L’intelligence artificielle est une science fondée sur la capacité pour une machine à simuler l’intelligence et comme l’atteste Yann Le Cunn l’IA accomplit « des tâches généralement assurées par les animaux et les humains : percevoir, raisonner et agir. Elle est inséparable, de la capacité à apprendre, telle qu’on l’observe chez les êtres vivants ». L’IA s’articule selon Ganascia autour des fonctions cognitives réceptives, de mémorisation, d’imitation d’un raisonnement, expressives et exécutives. L’IA se décline en deux branches (1) l’une symbolique établie sur des règles et des modèles provenant de tous les systèmes experts (2) l’intelligence artificielle statistique reposant sur des données basées sur l’apprentissage automatique et l’apprentissage profond. (Villani, 2018). L’IA en pratique a pour but de concevoir et réaliser des dispositifs informatiques (matériel et logiciel assurant l’opérationnalité d’un ordinateur) dont la réponse et le comportement apparaissent intelligent dans la représentation d’un indivividu, c’est l’analyse du système qui aboutirait à considérer qu’il existe un raisonnement. (Balacheff)
L’IA a connu des ères différentes, des débuts prometteurs synonyme de financement, les chercheurs ont d’abord tenté de modéliser le raisonnement humain par le biais de connaissances représentées par des objets et symboles formels puis en tentant de les unir. Cette approche a fait émerger les systèmes experts qui ont connu un énorme succès pendant les années quatre-vingts. Ces algorithmes étaient basés sur trois principes ; base de règles, base de faits, le moteur d’inférence. En pratique ces règles n’ont pas produit de résultats probants d’autant plus si on met en exergue les investissements consentis. L’IA traverse alors une première traversée du désert dans les années 1980-1990. En réalité́, l’évolution de l’IA est irrégulière mais continue de progresser et de repousser les limites. C’est la médiatisation et les financements qui ne cessent de fluctuer. (Barabel). L’IA dispose d’une capacité d’apprentissage (machine learning) et d’auto-correction de programme, elle reconnait des images, répartit des données dans le but d’apprendre sous forme d’algorithmes néanmoins il est observé un manque de rigueur dans la méthode pour constituer et traiter les données. (Moulier-Boutang). L’association de l’intelligence humaine et celle de la machine concourent à un processus intelligent créant de la valeur ajoutée (Svobodova).
Intelligence artificielle et travail : réalités et fantasmes
L’IA intervient selon Yann Le Cun aujourd’hui dans quatre domaines : (1) la parole et le langage l’IA va identifier des mots, créer des réponses, traduire instantanément, (2) la vision » l’IA reconnait des objets, des images, sait faire une mise en relation, (3) la connaissance, l’IA classe, trie, analyse, prévoit et alerte (4) la robotisation . L’IA est implémentée dans les processus et constitue une ressource clé́ dans la stratégie d’entreprise. La qualité́ des données va déterminer son utilisation et son exploitation par les organisations. L’intelligence artificielle repose sur plusieurs technologies et évolue à travers ses utilisations. Dit autrement, l’IA répond à un besoin ; l’automatisation pour les tâches simples, routinières et répétitives, l’analyse de grandes bases de données, l’interaction avec autrui, le stockage de l’information, la reconnaissance des comportements dans le but de prédire, apprendre des actions passées et établir un raisonnement (Chapuis).
L’introduction de l’IA au sein des organisations amène un changement de paradigme conduisant à actualiser la réflexion sur le propre de l’homme, une nouvelle éthique dans le travail et une reconfiguration des métiers (Ferguson). Le big data, l’IA et toutes les technologies participent à l’essor d’une informatique cognitive et transforment le rapport des salariés avec les données. Les pratiques de travail évoluent, Certains secteurs sont pionniers dans l’utilisation d’IA ; en santé l’IA est un véritable assistant du praticien notamment en matière de diagnostic, d’analyse d’images médicales ou encore être un outil en matière de médecine prédictive. Dans le secteur de l’automobile l’IA est employée dans l’assistance à la conduite et la maintenance prédictive. La banque et l’assurance sont également des secteurs pionniers et recourent à des outils d’IA pour automatiser la relation clients, certaines transactions et dans la lutte contre les fraudes et le blanchiment d’argent.
L’IA a évolué afin de répondre aux besoins des organisations et recherche des méthodes de résolutions de problèmes à forte complexité logiques ou algorithmiques (2021, Barabel). Une étape marquante dans son déploiement a eu lieu durant la crise sanitaire. Le confinement, le télétravail généralisé et obligatoire dès lors que cela était possible ont accéléré la mise en œuvre de nouvelles pratiques et méthodes de travail en mobilisant des fonctionnalités d’IA, notamment la numérisation, l’automatisation et le machine learning. Les applicatifs d’IA sont venus soutenir les organisations pour s’adapter à un contexte inédit dans la perspective du maintien voire de la transformation de l’activité́. (Godé). Les organisations s’emparent du sujet, des gains de productivité sont effectifs mais également de faux espoirs et des controverses. L’IA fait l’objet de nombreux travaux de recherches en sciences de gestion. Les auteurs ont exploré le lien entre travail et IA notamment en termes de risques potentiels (Askenazy,2019), d’évolutions du métier de manager (Dejoux, 2020) mais peu de travaux sur le lien entre compétences et IA raison pour laquelle nous proposons d’exploser le sujet à travers une étude exploratoire.
L’intelligence artificielle dans l’assurance de personnes : enjeux et opportunités
L’objectif de notre recherche est de comprendre l’impact de l’IA sur les compétences. Nous avons sélectionné le terrain de l’assurance de personnes car l’IA y est mobilisée dans les processus par les organisations depuis les années quatre-vingts. De plus l’IA transforme significativement toutes les directions de l’entreprise et une amélioration de la relation client est constatée. Les fonctions marketing et commerciales emploient l’IA afin de personnaliser la relation client, les offres de produits et services et le parcours client. Dans les fonctions de gestion administrative, l’IA est employée notamment lors de la souscription de contrat avec la numérisation, la reconnaissance automatique des documents, la fiabilisation des données de connaissance client, des demandes clients par l’analyse des verbatims et l’évaluation de la satisfaction clients. L’IA intervient dans la gestion de sinistres afin de réduire les délais de traitements et les coûts de gestion pour une meilleure satisfaction des clients. L’automatisation intervient pour traiter à effet immédiat les opérations de l’instruction du sinistre à son indemnisation par le biais de la reconnaissance des pièces dématérialisées. Dans le domaine contractuelle, l’IA intervient dans la sécurisation et la gestion des contrats notamment dans la mise en œuvre de la signature électronique, l’identification électronique et la gestion des contrats. L’assurance apparait comme l’un des secteurs où l’IA est massivement déployée après l’industrie et la banque. Nous avons réalisé une étude mixte dans le but de cumuler de la connaissance et avons mené 10 entretiens semi-directifs dans le cadre de notre étude qualitative auprès d’experts métiers et interrogées 131 personnes dans le cadre de l’étude quantitative.
L’usage de l’IA dans le cadre des missions du travailleur est conscient et inconscient comme l’illustre les verbatims de nos répondants « je suis community manager je n’utilise pas d’IA » ; « l’IA on en parle beaucoup mais je n’en vois pas les impacts dans mon quotidien ». L’appropriation de l’IA influe sur les pratiques des travailleurs qui peuvent se révéler acteur des évolutions de leur métier comme en témoigne un répondant juriste « l’IA a révolutionné ma pratique, je ne fais plus le même métier ». Nous avons également relevé des contournements de la machine lorsque le collaborateur ne parvient pas à développer les compétences nécessaires comme illustré par le verbatim de mon répondant « y a des trucs je demande à mon collègue de le faire, il a beau m’expliquer ça va trop vite ».
Nous assistons à une transformation des méthodes de travail pour les directions informatiques, passant de la méthode cobol à la méthode agile. Un changement de paradigme s’opère dans la façon de réfléchir et de concevoir dans les équipes informatiques. Les experts informatiques collaborent davantage avec les métiers, ils étudient le besoin ou le problème à résoudre, s’assurent de la faisabilité puis mettent rapidement en production une IA adaptée et évolutive comme l’illustre le répondant « Nous on va faire des morceaux complets souvent sur trois semaines on va décrire, écrire et on teste ». Les équipes projets sont davantage composées des métiers et experts informatiques, la ligne hiérarchique s’estompe pour aboutir plus rapidement à des solutions techniques évolutives.
A l’ère de l’IA les compétences techniques sont renforcées pour les travailleurs formés et s’appropriant les outils d’IA. Ils se révèlent alors force de proposition et font évoluer leurs pratiques métier. Les travailleurs exerçant des missions d’évaluation et d’analyse du risque voient leurs compétences techniques augmentées par la puissance de calcul qu’offre l’IA comme l’illustre le répondant « on passe moins de temps à brasser des données ». Nous tirons le même constat sur les missions de détection de la fraude où le croisement d’un volume important de données enrichissent les compétences dans les métiers de contrôle et de conformité́ avec un gain de productivité pour l’organisation comme déclaré par le répondant « l’IA pour détecter les fraudes s’est auto-financée très rapidement ». L’IA augmente les compétences des juristes dans la mise à jour des documents contractuels, la détection d’irrégularités puis leurs corrections et l’adéquation avec les évolutions réglementaires régulières. Le juriste grâce au gain de temps réalisé, dit se consacrer davantage à des problématiques plus complexes et faire évoluer sa posture. En effet, le juriste se dit plus enclin à proposer des solutions juridiques dorénavant possible avec la machine que de simplement répondre à une question.
Nos travaux mettent en exergues que l’IA impacte les compétences collectives, les travailleurs sont amenés à collaborer davantage en équipe et en transversalité. La collaboration pluridisciplinaire permet de mutualiser les savoirs et les compétences des salariés et contribue à limiter les biais de la machine qui peuvent discriminer ou faire des erreurs dans le traitement des prestations des assurés.
L’introduction de l’IA dans les processus de travail présentent également des limites, nos travaux mettent en évidence le risque face au management algorithmique qui peut tendre à de l’hyper-contrôle de certains managers à l’égard de leurs collaborateurs par un usage détourné de la machine. De plus, les répondants se sont dit soucieux de l’utilisation des données collectées par leur employeur. Nous avons observé́ une intensification du travail des utilisateurs d’IA, qui cumulent davantage de tâches à fortes complexité. Les salariés décrivent des journées de travail rallongées et des sollicitations sur des applications multiples et des difficultés de concentration.
En matière de formation, les collaborateurs déclarent être formés par leur organisation et certains complètent leur apprentissage par le biais de ressources externes à l’entreprise dans la perspective de mieux comprendre la machine, être plus productif, avoir une démarche éclairée et conserver leur libre-arbitre.
A la lumière des résultats de notre étude nous proposons de formuler un socle de compétences pour les managers afin de les outiller à relever les défis liés à la transformation
Les compétences douces du manager à l’ère de l’IA
- Mettre en place un environnement de travail où la collaboration et la
coopération sont fluide
- Instaurer un climat de bien-être au travail individuel et
collectif
- Faire preuve de compassion avec ses collaborateurs
Les compétences techniques du manager à l’ère de l’IA
- Comprendre, savoir expliquer et utiliser les IA dans le périmètre
confié
- Savoir prompter une requête et intéragir efficacement avec la
machine
- Savoir reconnaître les biais cognitifs
Les salariés lors de déploiement d’IA exercent leur mission dans des situations de travail complexes et dans l’incertitude. Des croyances irréelles et hostiles peuvent altérer les échanges collectifs entre les experts et les opérationnels et néfastes aux déploiements d’IA. Aussi comprendre les biais cognitifs liés aux risques et à l’incertitude représente un levier pour les manager afin de limiter leurs impacts. Nous avons sélectionné les biais liés aux risques et à l’incertitude ;
Nous proposons l’outil opérationnel ci-dessous dans le but de soutenir la démarche des managers dans le développement de la connaissance des biais :
Boite à routines : prendre conscience de ses biais
Comprendre et détecter les biais cognitifs liés aux risques et à
l’incertitude
Biais d’illusion de contrôle : sentiment exacerbé de sa
capacité à
contrôler une situation par rapport à la
réalité observée.
Biais d’optimisme ou optimisme irréaliste : croyance à la
survenance
de situations positives plus plausibles que le
réel et à contrario percevoir que les situations négatives sont peu
probables d’arriver
Biais d’illusion de contrôle
:
Quelles sont les tâches au travail que je pense contrôler ?
Décrire un contexte de travail dans lequel je n’ai pas contrôlé la
situation
Quelles ont été mes erreurs ?
Quelles sont mes évaluations de la situation erronées, incomplètes
?
Avec le recul, comment mieux comprendre cette situation professionnelle
?
Quelles actions puis-je mettre en œuvre pour avoir un autre regard sur
une situation de travail que je pense contrôler
?
Quelle(s) personne(s) puis-je solliciter pour exposer mon point de vue
sur la situation et recueillir sa vision ?
Quel (s) indicateur(s) pourrait être plus fiable ?
Comment actualiser ma posture en continue et réduire le biais de
contrôle ?
Biais d’optimisme ou optimisme irréaliste
Décrire une situation de travail en mettant en évidence les hypothèses
de réalisation de situation positives et les
hypothèses de réalisation négatives dans les mêmes proportions.
Les impacts de l’IA sur les compétences sont à l’image de celle-ci en évolution continue. Il est plus jamais nécessaire pour les salariés d’être curieux de s’informer à travers les sources d’experts sur les opportunités et les risques de l’IA, de les tester que celles-ci soient intégrées ou non au sein de leur organisation. Les compétences mathématiques et statistiques à l’ère de l’IA sont cruciales notamment pour la compréhension de que sont les IA et ce qu’elles ne sont pas. Les compétences douces occupent également une place capitale notamment l’intelligence relationnelle pour faciliter la collaboration au sein des collectif de travail. Enrichir son socle de compétences à l’ère de l’IA est un enjeu majeur pour le salarié tant pour faciliter sa trajectoire professionnelle que d’anticiper une reconversion.