On sait tout, et pourtant on ne sait rien : c’est le constat
déstabilisant auquel nous confronte parfois la coexistence
d’outils de connaissance et d’analyse toujours plus
performants, et de phénomènes que personne n’avait réellement
su prévoir et anticiper.
En effet : jamais la technologie n’a été aussi sophistiquée
qu’aujourd’hui, capable d’offrir à
l’analyste des données fiables, fines, et prédictives. Elle a
même créé un nouveau type d’analyste, à côté des
qualitativistes et quantitativistes qui traditionnellement sondent
les esprits et les émotions de nos contemporains : les
data-scientists. Les actes, les goûts, les désirs du
consommateur-citoyen ne sont plus censés avoir de secrets. Ce
qu’il fera, achètera, aimera, élira demain, non
plus.
Et pourtant… Quelquefois, le sentiment de ne pas savoir grand chose
sur ce qu’il pense, rêve et décidera, surgit encore. Quand son
imprévisibilité reparaît, plus forte que jamais. A travers
l’apparition ultra-rapide d’acteurs économiques à qui il
donne le leadership sur des catégories entières – ces « licornes »
qui telles Uber bousculent leurs marchés parce que le consommateur
l’a voulu ainsi et a imposé une nouvelle donne en quelques
années ou quelques mois. A travers, aussi, l’apparition
ultra-rapide de phénomènes politiques auxquels personne ne croyait
quelques mois avant qu’ils renversent tout – et surtout
les modèles prédictifs censés les anticiper. De ce côté de
l’Atlantique comme de l’autre. Que se passe-t-il donc au
royaume de la connaissance consommateur, de l’opinion et de la
Data ?
Retour sur quelques coups de tonnerre cognitifs dans le ciel serein de la Data
C’est un fait : la technologie nous donne aujourd’hui le super-pouvoir non seulement de connaître mais d’anticiper le comportement humain. Consommation média, parcours d’achat : c’est une évidence pour tout marketeur. Mais même au-delà du marketing, c’est la vie sociale et parfois intime des gens qui est maintenant appréhendable d’une façon tout à fait nouvelle et exceptionnelle. Savoir où ils sont, ce qu’ils font, quand ils le font et ce qu’ils feront, où ils seront, ce qu’ils achèteront, ce qu’ils voteront demain semble presque facile. Être toujours au bon endroit, au bon moment, pour dire ce qu’il faut pour convaincre chaque individu – d’acheter, d’essayer, de croire, de décider – devrait donc devenir facile, aussi. Et la perspective de rendre les machines que nous utilisons plus intelligentes que nous, dans le recueil et l’exploitation de cette connaissance, toujours plus proche et réaliste. Amazon sait déjà ce que vous allez acheter avant votre commande. L’Intelligence Artificielle sait déjà sauver des vies en prédisant les risques de suicide… Google Maps sait déjà où vous allez aujourd’hui, où vous irez demain, et même, en fonction de vos parcours quotidiens, pour qui vous voterez probablement aux prochaines élections. Ce monde du « Déjà » est une réalité.
Mais alors comment peut-on encore se tromper ? Ne pas anticiper quelque chose que tout le monde attend et qui va changer la vie de millions de personnes ? Ne pas voir émerger une marque ou même naître une catégorie qui va révolutionner la vie de milliards d’êtres humains ? On a beaucoup parlé à ce sujet de l’élection de Donald Trump, moderne avatar de la surprise Truman de 1948 ; l’expert Big Data de sa campagne expliquant pourquoi et comment les experts et les algorithmes traditionnels se sont trompés, en n’anticipant pas d’un côté l’abstention inattendue des électeurs traditionnels des démocrates – la communauté Noire en particulier – et de l’autre la mobilisation inattendue des abstentionnistes blancs et déclassés de la Rust Belt… On pourrait parler aussi de la victoire plus récente de François Fillon aux primaires de la Droite, puis de celle tout aussi fracassante d’Emmanuel Macron à la Présidentielle : dans tous les cas, c’est la surprise qui a prévalu. Jusqu’à casser la notion même de modèle prédictif avec Emmanuel Macron, puisque dans le fond il était impossible d’anticiper avec les modèles toujours utilisés jusqu’alors par les politologues ce qui n’avait jamais été fait. Notamment, dernièrement, aux élections législatives : si les sondages, quelques jours avant le vote, donnait bien LREM gagnant… Aucun sondeur n’avait prévu, 6 mois plus tôt, que LREM puisse ne serait-ce qu’exister comme un parti crédible en juin 2017. Et qu’un parti historique et majoritaire comme le PS puisse pratiquement disparaître corps et biens, comme le Parti Radical d’Après-Guerre…
Dans le domaine de la consommation, c’est l’apparition et le développement exponentiel de « licornes de tous les jours » comme Blablacar et LeBonCoin en France qui posent question. Devenus centraux et indispensables dans la vie des Français à une vitesse sidérante, ces nouveaux acteurs ont pris tout le monde de court et d’abord leurs grands concurrents établis. Précisément ceux qui étaient censés avoir les moyens d’anticiper le futur pour mieux le préempter.
Faire face aux « fantômes congnitifs » : l’intelligence collaborative ou l’exorcisme par la parole
Ces coups de tonnerre dans des cieux sereins apparaissent du point de vue des études comme ce que l’on pourrait appeler des « fantômes cognitifs », au sens du « ghost in the machine » mystérieusement au centre de l’intrigue du I, Robot d’Isaac Asimov… Et pourtant, ils ont à notre sens une explication. Laquelle ? L’existence, rare dans sa fréquence mais critique dans ses conséquences, et au cœur même d’un phénomène que l’on croit bien cerner, d’un élément qui modifie de façon inattendue sa trajectoire. Qui fait que l’événement, la décision humaine, que l’on parle de vote ou d’acte d’achat, va prendre une direction non-anticipée. Parce que cet élément précisément non-identifié sort du cadre de référence. Et que la machine ne peut donc pas l’appréhender seule.*
Cet élément qu’on n’a pas vu mais qui donne l’explication du coup de tonnerre, c’est la décision des électeurs de la Rust Belt de ne plus accepter l’inacceptable. C’est le changement de mode de vie induit par une baisse de niveau de vie aujourd’hui intégrée par une vaste majorité des classes moyennes françaises. Et la mutation qualitative (je vis différemment, et j’ai adopté de nouvelles valeurs qui le justifient) d’un comportement de consommation qu’on pensait établi – mais qui avait pourtant changé sous nos yeux, et qui donne son sens à la percée des « licornes » du covoiturage ou du commerce online. C’est le changement de paradigme politique, incarné par Emmanuel Macron, qui a eu lieu en France là aussi de façon plus ou moins souterraine depuis des années – désaffection puis abandon pur et simple des partis politiques traditionnels, recomposition de l’opinion et de l’électorat sur de nouvelles bases et autour de nouveaux clivages. Dans tous ces cas, ce dont on parlait comme d’une hypothèse depuis des années est soudainement, sans prévenir, devenu réalité. D’où le « fantôme cognitif » semblant surgir de nulle part.
La question est alors : comment réussir à saisir ce passage à la limite, ce moment un peu comparable au fameux « rayon vert » cher à Eric Rohmer, juste avant le coucher du soleil, où l’hypothèse devient le Réel, où la Data, aussi approfondie et fiable qu’elle soit, ne va pas, ne va plus suffire ? Par l’Intelligence Collaborative. Qui apparaît comme une arme décisive pour comprendre ce qui se passe et se mettre au service d’une compréhension des comportements humains complémentaire de la Data. Car travailler AVEC les gens est la seule façon d’opérer le changement de focale nécessaire pour sortir du cadre et voir ce qui se passe autour d’elle. La machine, aussi sophistiquée soit-elle pour extrapoler le futur à partir du passé, étant encore incapable d’appréhender ce qui fait que Picasso, à la différence de Google capable de peindre aujourd’hui un nouveau Rembrandt très classiquement « Rembrandt », décida un jour de passer de sa période bleue au cubisme. Sous l’influence de ses conversations avec Braque et de la découverte de l’art africain.
Mobiliser l’intelligence collective pour en faire une intelligence collaborative, au service des études, c’est précisément reproduire, en laboratoire, ces conversations entre humains qui font qu’alors que l’aboutissement prévisible d’une droite partant d’un point A est un point B, son aboutissement réel sera un point C parce que l’Autre – l’autre artiste, l’autre électeur, l’autre consommateur – aura par son avis ou sa parole infléchi sa trajectoire initiale. Dans cette perspective c’est se donner la possibilité de mieux paramétrer les modèles prédictifs que l’on va utiliser. En utilisant l’intelligence collaborative comme un outil puissant, reposant sur un principe simple : si les individus sont prédictibles, les individus quand ils se parlent entre eux, le sont moins. Parce qu’ils s’influencent, parce qu’ils se remettent en question, parce qu’ils changent d’avis, parce qu’ils deviennent encore plus complexes, parce qu’ils laissent alors apparaître l’inattendu qui va modifier la trajectoire.
Intelligence Collaborative et « réel profond », complémentaires de l’Intelligence Artificielle.
Le « réel profond » – par opposition au réel « instantané » – , celui auquel l’Intelligence Collaborative permet d’accéder, n’est pas visible à l’œil numérique. Tout simplement parce qu’il est constitué de ce dont le numérique ne garde pas la trace : le culturel, l’impensé, l’informulable, et surtout ce qui se joue quand deux êtres humains échangent. Un exemple de ce « réel profond » qui met en lumière un fantôme dans la machine : la persistance, appréhendée lors d’une étude menée dans 5 pays sur le rapport des automobilistes à la voiture, d’une dimension foncièrement passionnelle, au-delà du rationnel mettant clairement en avant les coûts croissants de la mobilité individuelle et conduisant à privilégier l’usage sur la possession. Une passion qui s’exprime dans un dialogue se terminant, après plusieurs journées de conversations online sur la mobilité de demain, par cette exclamation à la fois naïve et explicite de la part d’une participante réagissant au lancement d’un nouveau modèle : « en tout cas la nouvelle X, moi c’est en rouge que je la voudrais ! ». La trajectoire logique, ce serait d’arrêter d’acheter des voitures ? Mais la passion résiste. C’est l’ignorer qui conduirait à être victime de fantômes cognitifs.
Le « réel profond » auquel nous donne accès l’intelligence collaborative, c’est ensuite la parole des gens, à qui on doit faire confiance. Chercher non seulement là où il y a de la « lumière digitale » mais où l’on a vraiment fait tomber la clé pour trouver ce qu’il peut y avoir de pertinent pour paramétrer les modèles : c’est ça, faire confiance à la parole des gens. Réhabiliter le déclaratif, l’émotionnel, le réflexif : autant dire redécouvrir l’intempestif, qui n’est pas l’imprévisible. C’est se donner les moyens de comprendre que malgré leurs difficultés de pouvoir d’achat, malgré leur familiarité avec le digital et leur usage native du web, les Millenials ne sont aucunement prêts à renoncer aux plaisirs de la consommation, y compris à l’achat en grande distribution. C’est se donner les moyens d’entendre que les Millenials veulent pouvoir continuer à faire leurs courses chez Carrefour, Auchan ou Intermarché. La Data peut nous dire leur attention à moins dépenser, leurs parcours experts pour optimiser l’utilisation du on et du offline. Pas leur envie de jouir de la société de consommation de leurs parents. Même en 2017.
Parier sur l’intelligence collaborative, c’est en troisième lieu, se donner la possibilité d’anticiper AVEC les gens. Comprendre où et qui peut être ce « fantôme dans la machine », c’est faire parler les gens de leur vie pour comprendre ce qui va la changer. Et ce en quoi ils ont déjà décidé de la changer, même s’ils n’ont pas encore traduit cette décision dans leurs comportements et donc pas encore confié à la machine leur intention. Ce qu’ils vont faire mais ne font pas encore, ce qui n’a pas eu le temps de laisser de traces numériques. Ce qu’ils vont changer ensemble, et dont ils parlent ou ont envie de parler avec leurs pairs, même si les modèles prédictifs établis peinent encore à le voir… Comme de leur envie d’Emmanuel Macron dès le tout début de l’année 2016 :
- « Au niveau de l’économie, j’aime beaucoup monsieur Macron,
un peu de sang neuf dans le paysage politique. Il ose les réformes,
apporte de nouvelles idées » – elixyr
- « Macron, de gauche, qui a quelques idées de droite, pourrait
changer la France avec dans le gouvernement des politiciens aussi bien
de droite que de gauche. » – Manuetisa74
<li« Pour le moment je ne sais pas ce qu’il pourrait proposer, mais au moins il semble avoir compris que nous sommes au 21ème siècle, que nous sommes dans une économie mondialisée, que le modèle est en pleine mutation et que nous pouvons continuer à faire du social, mais plus comme les socialistes actuels. » – Doughy0>
L’intelligence collaborative, c’est enfin et surtout l’intelligence des gens au sens le plus profond et le plus littéral. Inter-legere : cela veut dire rassembler et choisir entre différentes informations. Et, finalement, décider. Choisir l’information « hors-cadre » que la machine n’a pas les moyens de prendre en compte parce qu’elle introduit une anomalie qu’elle ne peut pas prévoir : celle qui va faire passer Picasso de sa période bleue au cubisme. Celle qu’il va falloir, ensuite, intégrer à l’algorithme pour passer du monde du « Déjà » au monde du « Et si ? ». En prenant un risque, le risque d’intégrer au calcul, ou pas, un élément dissonant. Cette prise de risque nécessaire pour comprendre ce qui peut être inventé demain et les ruptures à venir, seul un humain en est capable.