Interview
Philippe Jourdan, fondateur de Promise Consulting
Philippe Jourdan est professeur des universités et associé fondateur des instituts d’études et de conseil Promise Consulting et Panel On The Web. Il est également rédacteur-en-chef de la Revue Française de Marketing de l’Adetem.
Survey-Magazine : Le Big Data en 2017, où en sommes-nous ?
Philippe Jourdan : Il faut d’abord souligner
qu’aujourd’hui tous les grands instituts se sont positionnés
et ont inscrit le Big Data dans leur carnet de route. Il y a encore
quelques temps le Big Data n’était l’affaire que des
sociétés prestataires dont l’informatique était le cœur de métier.
Les instituts d’études émettaient des réserves, notamment sur
l’utilisation des données et la fiabilité des résultats obtenus.
En 2017, nous sommes à un nouveau stade où le consommateur, lui-même,
prend conscience de tout l’enjeu monétaire qui existe sur ses
propres données. Il est fini le temps où le consommateur répondait de
manière spontanée et irréfléchie aux diverses sollicitations
(questionnaire en ligne, formulaire de fidélité…). Le consommateur a
gagné en maturité, et a écho des problèmes de fiabilité et de
sécurisation de la data.
Il est ainsi plus vigilant sur l’exploitation des données qui le
concernent de près ou de loin. Et parce qu’il sait qu’il est
observé et manipulé, le consommateur n’hésite pas à dissimuler la
vérité et divulguer des informations biaisées sur ses opinions et
perceptions par exemple.
Sur quoi les instituts d’études doivent-ils être vigilants ?
Philippe Jourdan : Les instituts doivent jouer la carte de la transparence quant à l’utilisation de la data. Malheureusement, je pense que la situation va encore se dégrader dans les années à venir. Si l’on a recours au Big Data dans les études, il faut s’interroger sur la fiabilité des résultats : d’une part, en raison des biais inhérents au comportement averti du consommateur (évoqué précédemment) et d’autre part, à la volonté grandissante de consommateurs d’être rémunérés pour répondre aux enquêtes. La monétisation de l’information est un danger pour le métier, notamment en raison de biais méthodologiques. On le sait : l’absence de rétribution financière et des temps de sollicitation courts sont deux des conditions clefs pour garantir la neutralité d’une étude. C’est au métier des études d’imposer son point de vue.
Quel est votre avis sur l’exploitation faite des données Big Data par les études ?
Philippe Jourdan : Bien que le Big Data offre un champ d’applications très large, j’émets des réserves sur son utilisation après des constats mitigés. De récentes modélisations à partir d’algorithmes sophistiqués, ont par exemple conduit à des résultats décevants qui ne faisaient que rappeler des évidences. Je constate deux freins : d’une part, les méthodes linéaires qui peuvent facilement être prises à défaut dans un environnement changeant. La méthodologie élimine certes l’effet « boîte noire » mais repose sur des hypothèses qui peuvent s’avérer fausses. D’autre part, il existe des modèles plus complexes qui se basent sur des causalités multiples pour en déduire des règles. Or je constate que l’on confond encore trop « corrélation » et « causalité ». Selon moi et en matière de Big Data, c’est uniquement l’humain qui peut être en mesure de distinguer les vrais liens de causalité parmi les corrélations multiples. L’expertise de l’institut prend alors toute sa valeur.
Et en ce qui concerne l’utilisation opérationnelle et marketing de ces données ?
Philippe Jourdan : Je reste surpris des volumes de
données disponibles sur les opinions et les comportements des
consommateurs dont on tire des enseignements théoriques mais, qui, en
pratique, génèrent de la déception. Face à une population réduite et
très spécifique d’individus qui possèdent tel style de vie avec
telle prédisposition dans telle situation : comment les contacter et les
qualifier ? En réalité, c’est l’opérationnalité des
résultats, produits par l’exploitation des données Big Data, qui
pose problème. Les données Big Data permettent de dépasser la variable
sociodémographique, qui est d’ailleurs de moins en moins
représentative des profils de consommateurs. Mais toutes ces
informations sociodémographiques avaient le mérite d’être
facilement actionnables dans le plan marketing. On peut obtenir des
segmentations très sophistiquées sur le papier, mais qui seront
confrontées à des soucis d’opérationnalisation sur le
terrain.
Les outils de média planning par exemple tournent encore sur des
variables sociodémographiques… Il y a un chaînon manquant entre la
recherche marketing et l’opérationnalité des plans marketing.
Pouvez-vous nous citer un exemple ?
Philippe Jourdan : Dans la distribution sélective, et plus particulièrement le marché des cosmétiques, nous sommes capables d’établir des typographies très poussées de consommatrices qui nous permettent de réaliser des matchs entre marque et consommatrice. Mais ces données n’ont pas d’intérêt si elles ne sont pas diffusées auprès de la conseillère de vente qui pourra, face à la cliente, adapter le discours. Il y a là un décalage entre les efforts de ciblage réalisés dans les études et la façon dont on peut concrètement mettre en œuvre cette connaissance client pour recruter en magasin. Les outils CRM sont encore présentés comme la solution mais il existe de nombreux biais à ces systèmes. Ces dispositifs ne donnent aucune information sur le comportement de la cliente en contact avec les marques concurrentes. C’est un peu le syndrome de l’iceberg. On peut avoir le sentiment qu’une cliente est fidèle car elle continue d’acheter mais sans la connaissance de son contexte d’achat global, il est impossible d’en être sûr. J’observe aussi des marques surexploiter leurs données CRM sans connaître la représentativité de leur clientèle. Très souvent, un prisme déformant se crée : la marque performe alors qu’elle ne parvient à cibler que des clients encartés et actifs. Il manque une réelle considération de ce sujet par les directions marketing.