Survey-Magazine : Quels sont les principaux acteurs des études au Maroc ?
Nabil Abouzaid : Sur le marché marocain des études de marché il existe une panoplie d'acteurs. En plus de la plupart des grands cabinets internationaux, qui sont présents depuis plusieurs années déjà, on compte un nombre relativement important d'agences locales. On ne dénombre pas moins de 40 acteurs sur ce marché incluant des cabinets 'Full service', offrant une prestation complète mais aussi plusieurs cabinets spécialisés exclusivement dans les prestations de terrain d'ordre quantitatif, qualitatif ou les deux.
La demande pour les études quantitatives est forcément plus importante, à l'instar des autres pays, surtout si on inclut dedans les panels de distributeurs, de consommateurs et en ligne. En termes de chiffres d'affaires, du moins chez les grands cabinets, c'est généralement un ratio de 2/3 pour les études quantitatives et 1/3 pour les études qualitatives. Le prix moyen d'une étude quantitative étant la plupart du temps supérieur à celui d'une étude qualitative.
Y a-t-il des spécificités locales particulières ?
Le marché marocain est assez atypique dans le sens où :
- Tous les grands cabinets y sont présents malgré sa petite taille (20 à 25 millions d'Euros/an selon AMISE, l'Association Marocaine des Instituts de Sondages et d'études) et son niveau de fragmentation,
- La notion d'étude de marché n'est pas bien ancrée dans l'esprit de certains donneurs d'ordre tant qu'ils estiment, ne pas voir de résultats tangibles sur le C.A, contrairement à des actions de Marketing ATL ou BTL, ce qui fait de l'étude de marché le parent pauvre des activités Marketing,
- Les sondages d'opinion et/ou politiques ne sont pas autorisés au vu de leur caractère sensible,
- Le taux élevé d'analphabétisme de la population (32%), surtout dans le milieu rural (47,7%), chez les CSP inférieures et les femmes (41,9%), rend compliqué le recours à certaines techniques d'investigation, notamment les sondages en ligne,
- Une forte tendance à la complaisance, de par l'héritage culturel, notamment lorsqu'il s'agit d'exprimer ses intentions d'achat ou d'utilisation, un niveau de satisfaction ou d'appréciation ou encore une prédisposition à recommander un produit ou un service à telle enseigne qu'une intention à 70% est souvent considérée comme moyenne,
- La diversité des dialectes parlés dans les différentes régions rend le terrain difficile et impose de tenir compte de ces différents dialectes au moment d'élaborer les outils de collecte
- Les données sociodémographiques de la population existent mais ne sont parfois pas suffisamment fines pour définir de manière précise un échantillonnage,
- Il n'existe pas de définition commune ou standardisée des classes socio-professionnelles. De ce fait, chaque acteur se retrouve avec une définition propre et des variables de définition souvent hétérogènes,
- La tendance des prix des études de marchés est en baisse continue de par la fragmentation du secteur et la pression exercée par les donneurs d'ordre,
- Une forte pénurie en ressources senior, avec une vision stratégique, susceptibles d'aider les clients à résoudre leurs problématiques business.
Quelles ont été les principales évolutions de l'industrie des
études marocaine, ces 20 dernières années ?
Jusqu'à la fin des années 90, le marché marocain des études de marché était dominé par 2 ou 3 acteurs de référence à envergure nationale. Dès le début des années 2000, on a pu constater l'avènement massif d'acteurs internationaux, qui dans leur politique d'expansion, ont opté pour le Maroc compte tenu de son attrait économique mais aussi et surtout de par sa position géographique, qui en fait un hub incontournable pour l'Afrique subsaharienne, notamment sa partie francophone. Beaucoup de ces acteurs ont aussi suivi leurs clients internationaux qui leurs réclamaient une présence dans certains pays considérés émergents, afin de les accompagner dans leurs besoins en études et combler ainsi le vide existant en matière de données marché ou consommateurs. Ces clients multinationaux étant de grands consommateurs d'études, le marché Marocain avait connu une très forte expansion durant la 1ère décennie au 21ème siècle.
A l'instar de toutes les activités fortement liées à l'international, le secteur a ensuite été fortement touché par la crise de 2008, arrivée au Maroc un peu plus tard vers 2011/2012. La plupart des multinationales ont dû revoir leurs budgets à la baisse de manière considérable, et chemin faisant leurs budgets études. Cette crise s'est accentuée davantage avec le recours de plusieurs multinationales à la centralisation de leurs décisions stratégiques au niveau des hubs régionaux à Dubaï, Istanbul ou encore Johannesburg. Heureusement pour le secteur que la culture études avait commencé à s'installer progressivement chez plusieurs acteurs locaux, notamment suite au recrutement par ces derniers d'anciens cadres des sociétés multinationales.
L'ouverture du marché marocain de la téléphonie mobile mais aussi la modernisation de l'administration marocaine sont aussi des facteurs qui ont pas mal contribué à l'augmentation de la demande pour les études de marchés, mais pas assez pour combler la baisse considérable de la demande des entreprises multinationales. On s'est donc retrouvé avec un marché qui au meilleur des cas stagne (quand il ne baisse pas) d'une année à l'autre et un niveau de prix en baisse continue depuis plusieurs années. Le meilleur indicateur dans ce sens est le prix d'un Focus Group. Jusqu'à il y a 10 ans, il était inimaginable de réaliser un Focus group auprès d'un institut sérieux à moins de 1000 Euros et ça pouvait aller jusqu'à 1500 Euros dans certains cas. Aujourd'hui, et avec la pression exercée de plus en plus par les services achats sur les prix des prestations intellectuelles notamment les études, le prix d'un Focus Group a baissé à des niveaux extrêmement bas avoisinant parfois les 500 Euros, trop souvent aux dépens de la qualité de la prestation.
Comment positionnez-vous les nouvelles plateformes de veille
sociale par rapport études traditionnelles ?
Les plateformes de veille sociale sont un moyen d'écouter toutes les discussions à propos d'une marque ou d'une thématique sur internet. C'est donc une nouvelle technique de collecter des insights consommateurs et non un substitut aux études 'classiques'. Ces plateformes fournissent des données dites non-structurées alors que les études, elles, fournissent des données d'ordre plutôt structuré. Ce sont donc deux approches parfaitement complémentaires. Un chargé d'études ou une marque ne peut aujourd'hui se permettre de faire l'impasse sur ce qui se dit sur les réseaux sociaux ou autres blogs ou forums de discussions. La combinaison des deux approches peut aider à comprendre, de manière approfondie, à quel point une marque est connue ou appréciée et ainsi évaluer son 'equity'.
Cependant, le recours à l'écoute sociale n'est pas dénué de risques. Le plus dur est de pouvoir évaluer de manière objective la tonalité de ce qui est dit et de déchiffrer les tendances qui émergent en préservant l'objectivité et la neutralité du chercheur, ingrédients essentiels pour toute démarche d'étude structurée. Cet aspect prend tout son sens quand l'exercice d'écoute est réalisé dans un contexte culturel ou le langage utilisé sur internet est de l'ordre du 'parlé' plutôt que de 'l'écrit'. C'est notamment le cas au Maghreb, mais pas que, où les discussions ont lieu en 'phonétique', avec souvent une combinaison de lettres et de chiffres, difficilement déchiffrables par une machine d'intelligence artificielle et parfois même par d'autres personnes. Cette particularité rend très compliquée la tâche des chercheurs qui, au vu de la multiplicité des données sur internet, ne peuvent objectivement assurer une écoute sociale manuellement. C'est ici qu'intervient le 'Machine Learning', qui est un moyen automatisé de modéliser des phénomènes ou encore de découvrir des insights à partir de larges ensembles de données diverses et changeantes.
Les outils les plus efficaces d'écoute sociale sont ceux qui intègrent les spécificités locales dans leur 'modus operandi' et qui prennent le temps d'entrainer leur intelligence artificielle avant de proposer leurs services. Le boycott sans précédent qu'a connu le Maroc en 2018 a révélé, au grand dam des marques ciblées, l'importance de s'outiller en 'vraies' solutions d'écoute sociale suffisamment intelligentes pour comprendre et analyser le discours sur internet et d'approfondir cette analyse par de l'étude au sens 'classique' du terme.
Quel est l'avenir des études marketing au Maroc ?
Il sera forcément technologique, au vu de la rapidité à laquelle évolue l'usage de la technologique dans notre pays et de l'évolution qu'a connu le secteur dans des pays plus avancés.
Les derniers chiffres de l'ANRT (Agence Nationale de Réglementation des Télécommunications), dans son rapport annuel 2018 sur les indicateurs TIC, font état de taux de pénétration relativement élevés. 93,4% des marocains sont équipés en téléphones mobiles, dont 73,1% sont des smartphones et 70% des ménages utilisent internet. Le rapport 'We are social' de HootSuite dans son édition de Janvier 2019, rapporte un taux de pénétration de 81%, 76% et 60% pour respectivement Whatsapp, Facebook et Youtube parmi les internautes marocains.
Tous ces indicateurs confirment que le recours à la technologie pour réaliser des études est devenu incontournable à l'ère du 'tout digital'. Ce recours peut prendre différentes formes :
- Au niveau de la collecte : Alors que le recours aux approches de collecte CATI (Téléphonique) et CAPI (Sur tablette) est quasi généralisé sur le marché, les études sur smartphone ou via les panels en ligne peinent encore à percer, compte tenu du taux d'analphabétisme relativement élevé auprès de certaines couches de la population. Néanmoins, il existe aujourd'hui des moyens technologiques pour lever ce frein grâce à des outils d'Intelligence artificielle, de Big Data ou tout simplement de voix via les applications de messagerie.
- Au niveau du traitement : La réalisation des analyses statistiques était, quasi exclusivement, l'apanage de statisticiens chevronnés. Beaucoup d'outils de Business Intelligence offrent aujourd'hui des possibilités inouïes en matière de traitement des données grâce à leurs interfaces 'user-friendly'
- Au niveau du reporting : Les mêmes outils de Business Intelligence permettent aussi aux utilisateurs de visualiser les données dans un format convivial et facile à comprendre par le plus commun des utilisateurs.
Dans un marché aussi fragmenté, l'avenir est certainement plus propice aux cabinets de nouvelle génération, plus agiles et plus flexibles dans leurs relations commerciales avec les clients et souvent en avance en matière technologique, à l'inverse des grands groupes dont les structures, souvent lourdes, rendent leur mission difficile et leurs posent de sérieux problèmes de rentabilité, ce qui n'est bien sûr pas du goût de leurs maisons-mères, surtout dans un contexte où leurs croissances dans les pays développés sont souvent stagnantes quand elles ne sont pas négatives.
Ce n'est pas pour rien que les groupes les plus agiles sont aujourd'hui entrain de migrer vers des structures plus légères, en sous-traitant les opérations de terrain à des agences spécialisées, ce qui est de nature à réduire considérablement leurs charges et de leur permettre de revenir dans la course à la rentabilité. Cette dernière configuration sera, à mon sens, de plus en plus adoptée par les cabinets et donnera par ricochet naissance à plus d'agences spécialisées dans l'implémentation des études sur le terrain ou en ligne.
Enfin, on ne peut pas parler de l'avenir des études Marketing au Maroc sans évoquer le potentiel que représente l'Afrique subsaharienne pour les cabinets marocains, surtout dans un contexte de quasi-saturation du marché local mais aussi et surtout au vu du déploiement de plusieurs entreprises marocaines dans cette région. Toutefois, il ne faut surtout pas se considérer en terrain conquis ou encore sous-estimer la difficulté de réaliser un terrain en Afrique sub-saharienne, compte tenu des spécificités sociodémographiques, géographiques et cultuelles. Le taux d'équipement technologique en forte progression dans la région augure d'un avenir florissant et ouvre ainsi la voie à un recours plus assumé à la technologie !