Dans Seul au monde, Tom Hanks interprète le rôle d'un employé de
Fedex rescapé d'un crash en plein Océan Pacifique. Après l'accident,
il se retrouve isolé sur une île, coupé de toute présence humaine.
Pour combler ce manque, il se lie d'amitié avec un ballon de volley
qu'il surnomme affectueusement Wilson en référence au nom de son
fabricant. Subitement, par la magie de l'affect que le naufragé
investit en lui, ce simple objet ludique devient un véritable
compagnon – et on comprend au fil de la narration que si l'humain
échappe à la folie et au désespoir, c'est en grande partie grâce à
sa présence amicale, à son écoute toujours également attentive, à sa
bonne humeur silencieuse et immuable puisque le sourire que Tom
Hanks a dessiné à sa surface ne disparaît jamais. Un simple ballon
de volley devient un être unique. S'en séparer sera une véritable
souffrance.
Et si le mécanisme de l'attachement de Tom Hanks à son ami
Wilson nous éclairait sur celui du consommateur à la Marque ? Et si,
quand les offres et les marques se multiplient, quand il devient de
plus en plus difficile de générer de la préférence de marque et à
terme de la fidélité, il fallait pour les marques réussir à se
transformer en une surface de projection capable d'accueillir les
émotions les plus profondes du consommateur, comme Wilson accueille
la peur de la solitude et le besoin de partage de Tom Hanks ? Et si
mener le combat contre l'indifférenciation de l'offre, l'infidélité
et la banalisation de la Marque revenait pour elle à savoir dépasser
le « cercle de la raison marketing » pour explorer la Terra
Incognita de l'émotion dans ce qu'elle a de plus profond ?
Comprendre l'émotion comme expérience de partage affectif
Mais, qu'est-ce que « l'émotion », pour le consommateur ? Comment définir cet affect qui le lie à la Marque de façon non rationnelle ? Un mot nous semble particulièrement pertinent pour le définir – en tout cas dans sa dimension « utile » pour le marketing, si ce n'est dans l'absolu. Ce mot, qui émerge de toutes les expériences que nous avons pu mener avec des consommateurs sur leur relation émotionnelle à leurs marques préférées, c'est le mot partage. Partage avec les autres, d'abord. Vivre une émotion, c'est d'abord la partager – y compris avec un ami imaginaire comme Wilson. Partager un moment, un état d'esprit, un événement inhabituel, quelque chose dont on se souviendra. Se sentir vivre davantage, avec ses amis, ses proches, sa famille, des inconnus, mais avec. Et partager avec la Marque ce moment particulier : la force de la Marque, ce sera de savoir être présente à ce moment-là et de fonctionner, à partir de là, comme ce que Winicott appelait un objet transitionnel : chaque contact avec elle, chaque utilisation du service qu'elle propose, voire chaque achat sera comme un rappel plus ou moins conscient de ce moment fondateur partagé. Quand la Marque permet de vivre ce moment de partage non seulement à un instant t mais de façon répétée dans le temps, elle devient une marque patrimoniale. Comme Renault en France : « Je dirai que la marque Renault fait partie de notre patrimoine, nous la connaissons tous et nous avons tous une histoire à raconter avec Renault que nous en ayons possédé une ou pas ». Ou Maggi en Allemagne : « Nous sommes tous un peu Maggi. » Ou McDonald's : « Quand j'y pense McDonald's aura toujours été là, dans tous les moments de ma vie, que ce soit entre potes, que ce soit à la rencontre de mon petit copain, qui est maintenant mon mari et le père de mes enfants, avant et après chacune des naissances, nous avons fait connaître McDonald's bien évidemment à chacun de nos enfants ». Dans tous ces cas, ce qui fait la relation très forte à la Marque, c'est le fait d'avoir partagé un ou des moment(s) particulier(s) avec ceux qui comptent et avec la Marque. La Marque n'étant, en un sens, que la surface de projection de ce qui se joue entre humains et qui la dépasse. Comprendre ce qui peut faire la force de la relation avec la Marque, ce sera donc savoir se poser une question essentielle, mais trop souvent ignorée parce qu'elle suppose un décentrement du regard : de la Marque – sa performance, son identité, le bénéfice qu'elle offre, la promesse qu'elle fait – à ce qui n'est pas elle, à ce qui se joue entre les gens et à quoi elle peut gagner le droit de participer, si elle est utile et sait se montrer sensible : la découverte de la mobilité comme la première des libertés, la joie de partir en vacances ensemble, le plaisir de cuisiner en famille, la sortie au restaurant qui compte...
Faire émerger l'émotion comme expérience de l'universel intime
Mais l'émotion, ce n'est pas que du partage. C'est aussi de la parole. Car c'est la parole qui donne accès, pour nous marketeurs, communicants, planners, à ce qui fait la force de la relation, à l'affect fondateur pour la Marque. Passer par un process d'étude pour faire place à l'émotion et surtout la comprendre, en appréhender les ressorts et le potentiel pour une marque, c'est donner la parole au consommateur. Concrètement, qu'est-ce cela peut vouloir dire ? D'abord, aller chercher sur le web ce qui s'exprime sur l'affect, savoir identifier les conversations où il se passera quelque chose, faire remonter les mots de l'émotion… Comme dans les forums qui parlent de Décathlon, savoir reconnaître l'émotion qui se cache sous la « simple » satisfaction client, l'expérience d'un moment d'échange et de partage, le moment affectif fondateur, au-delà du rationnel : « Tout d'abord, un grand merci aux équipes Décathlon pour leur disponibilité et leur professionnalisme en magasin, mais aussi pour la qualité, le choix, l'innovation et le prix de vos produits ! Oui tout ça ! » Mais aussi aller chercher plus profond dans la psyché du consommateur et en interactivité l'émotion, ce moment affectif fondateur qui va établir et colorer la relation… Imaginer les protocoles d'étude qui vont permettre de transformer une démarche qualitative online pour la réinventer en atelier d'écriture collaboratif. De mieux appréhender les émotions qui gravitent autour d'une marque, de se les approprier et de les cartographier. C'est le faire de façon originale, inattendue, en tout cas intègre : vraiment lui montrer que l'on compte sur lui pour partager avec nous, analystes, écouteurs professionnels, spécialistes des études, cette émotion qu'il a vécue ou vit encore avec la Marque. C'est-à-dire faire confiance au langage, au déclaratif, à une époque où la convention est de ne faire confiance qu'à ce que les gens ne formulent pas – comme si l'émotion pouvait n'être qu'une réponse, automatique, non-consciente et reproductible à l'identique et à l'infini, à un stimulus. C'est-à-dire donner au consommateur les moyens et l'espace de la narration. Mettre chaque consommateur, même celui qui n'est pas habitué à s'exprimer par écrit, surtout celui qui n'est pas habitué à s'exprimer par écrit mais peut avoir tant de choses à partager, en situation de révéler son talent de conteur. Le mettre en situation de mettre des mots sur ce qu'il ressent et sa relation à la Marque. C'est se donner une nouvelle exigence, en termes méthodologiques : mettre en place de véritables stratégies de recherche pour l'alimenter, la générer et la rendre audible aux acteurs de la Marque, marketeurs, créatifs, designers... C'est, pour se ménager un accès à l'émotion du consommateur, faire en sorte de se créer un avatar à visage humain : être perçu par le participant comme un partenaire et non un observateur. Celui qui va le provoquer et l'aider à formuler ses émotions, pour son plus grand plaisir autant que notre plus grand profit. C'est, aussi, parce que l'émotion c'est du partage au-delà de la raison, donner à ceux qui participent à cet atelier d'écriture la possibilité de reproduire et d'expérimenter la magie propre de l'émotion vraie : accéder à un universel intime, prendre conscience que si chacun possède ses propres moments, ses propres émotions avec sa marque préférée, tout le monde possède des moments, des émotions avec la même marque. Donner, par la participation active à l'atelier d'écriture qu'elle propose, la possibilité et le plaisir de se constituer en communauté humaine, autour de la Marque. Une communauté unie dans ses différences, autour d'elle et de ce qu'elle a permis à chacun de vivre, à sa manière, mais avec une même intensité.
Cristalliser l'émotion pour faire de la Marque une idée toujours neuve
Car se donner les moyens de mieux cerner l'émotion, par les mots, par le storytelling du consommateur lui-même, c'est se donner les moyens de la cristalliser pour mieux la protéger. Et pour mieux protéger ainsi le pouvoir qu'elle donne à la Marque. Le pouvoir de fixer la relation, de la renforcer sans cesse, de lui donner un sens qui dépasse la simple utilité. Le pouvoir de sédimenter l'affect, de faire que ce moment affectif fondateur reste une force différenciante pour la Marque bien au-delà de l'instant où il a été vraiment vécu. Le pouvoir d'abolir le temps. Le pouvoir de rendre l'Idée au cœur de la raison d'être de la Marque éternellement neuve. Le pouvoir de rendre la préférence de marque intangible. Et, demain, le pouvoir de protéger la Marque de la banalisation en faisant de ce qui l'ont un jour aimée ses co-auteurs pour toujours.