Les plateformes de veille sociale séduisent de nombreux annonceurs, qui y voient un moyen simple et rapide de connaître l’état de l’opinion ou, du moins, ce qui se dit sur eux sur le web et les réseaux sociaux. Ces plateformes peuvent-elles pour autant se substituer aux études marketing des instituts ? Nous avons interrogé à ce sujet l’un des meilleurs spécialistes français des études.
Survey-Magazine : Comment se positionne le Syntec Etudes par
rapport aux plateformes de social listening ?
Philippe Guilbert : Comme toutes les organisations
professionnelles et entreprises du monde des études, le Syntec Etudes ne
peut ignorer qu’il y a désormais une grande quantité de données
décisionnelles qui ne sont plus recueillies par les instituts et
prestataires d’études. Avec le développement des réseaux sociaux,
la multiplication des forums, blogs et autres sites d’expression
du consommateur, le secteur des études n’a plus le monopole de la
Data.
Le Syntec Etudes s’est saisi de la problématique et regarde avec
intérêt les nouvelles offres dans ce secteur, tout en examinant avec
attention leur méthodologie et leurs apports. Notre but est notamment
d’identifier les domaines où l’on pourrait faire profiter
nos clients de ce supplément de données, en les agrégeant avec celles de
nos enquêtes. Le mix de data peut effectivement avoir de
l’intérêt, en ajoutant aux données représentatives des enquêtes
des informations complémentaires récupérées sur le web, le mobile ou les
réseaux sociaux. Beaucoup d’instituts travaillent d’ailleurs
déjà de cette manière depuis plusieurs années et agrègent les données
les plus utiles à leurs clients. La multiplicité de la data est donc
pour nous une opportunité. Elle change la façon de faire mais il faut
être conscient que son exploitation pertinente nécessite des compétences
marketing et la technicité des spécialistes Etudes.
Comment définiriez-vous les objectifs et l’utilité des
plateformes de social listening ?
Ces plateformes s’adressent en priorité aux entreprises qui
souhaitent effectuer une veille permanente de ce qui se dit sur elles,
leurs marques, leurs concurrents… Chaque acteur peut ainsi repérer
immédiatement les médias en ligne, blogs et réseaux sociaux qui évoquent
les sujets qui l’intéressent. C’est un bon outil
d’alerte, avec une information immédiate pas toujours exhaustive
mais souvent utile. Cette démarche remplace une partie de la pige média,
du moins pour ce qui est de l’Internet. En revanche, les autres
médias (presse, TV, Radio, affichage, cinéma…) ne sont pas
couverts et nécessitent un suivi classique.
Les plateformes de social listening se développent bien et c’est
tant mieux. Les professionnels du marketing et de la communication
doivent continuer à les utiliser. Mais il faut également qu’ils
sachent que ces nouvelles offres peuvent être complétées et approfondies
par des études. Lors d’une récente table ronde organisée par
Syntec Etudes intitulée « Peut-on encore mesurer l’opinion
publique ? », les experts des sondages d’opinion ont débattu avec
les représentants de Google et de Twitter sur ces nouvelles données et
leur utilisation : un consensus est apparu sur l’intérêt de ces
données sociales dans un monde de plus en plus complexe, mais aussi sur
le fait qu’elles ne peuvent pas tout couvrir. Mesurer les avis des
citoyens et consommateurs est un exercice qui peut être difficile, et
les seules données sociales des personnes qui s’expriment sur le
web et les réseaux sociaux sont souvent trop partielles pour fournir une
vision globale et fiable.
C’est peut-être provisoire ?
Peut-être. C’est vrai que la situation rappelle les débats sur le
recueil online apparu au cours des années 90. On reprochait également à
l’époque aux enquêtes web de ne pas être représentatives. Ce débat
n’a plus vraiment cours aujourd’hui, même s’il reste
important de connaître ses avantages et ses limites, indiqués
d’ailleurs sur le site Syntec Etudes. Les autres types de terrain
n’ont pas disparu car ils ont aussi leurs avantages. Plutôt que
d’opposer des modes de collecte ou des types de données, il faut
savoir évoluer avec les changements technologiques. Mais il y a des
principes importants qu’il faut respecter quels que soient le
support et la source : contrôler la qualité de la donnée, savoir comment
elle est obtenue et ce qu’elle représente exactement est
indispensable pour l’analyser de manière correcte. Lorsqu’il
s’agit de sondages, les principes d’échantillonnage et les
règles statistiques permettent d’analyser et d’interpréter
correctement les données. Sur les mesures passives comme sur les données
sociales, il n’existe pas encore de consensus sur les manières de
contrôler et d’utiliser ces datas. Certes, de nouveaux acteurs
affirment qu’ils corrigent, nettoient, redressent, cherchent les
bonnes occurrences et lèvent les ambiguïtés sur les mots clés
utilisés… Tout cela est passionnant et en plein développement, les
choses vont bouger. Mais la situation actuelle impose une utilisation
prudente des données qui en sont issues.
Les plateformes de social listening peuvent-elles remplacer les
études ?
Ces plateformes marquent une accélération des transformations dans notre
métier. Il y a quelques années, on avait affaire à la migration des
questionnaires téléphoniques ou en face-à-face vers le digital. Les
études changeaient seulement de mode de collecte. Aujourd’hui, le
changement est plus radical puisque des nouveaux acteurs prétendent
qu’il est devenu inutile d’attendre des semaines ou des mois
des résultats d’enquêtes par questionnaire, alors que les réponses
existent déjà quelque part grâce au big data. Certaines enquêtes peuvent
en effet disparaître lorsque des comportements observés existent. Mais
comme nous l’avons vu, ces données sociales ne couvrent pas tous
les besoins de connaissance Consommateurs. Même le postulat que les
enquêtes fournissent des résultats trop tard et trop coûteux par rapport
aux besoins des entreprises est erroné. Aujourd’hui, les
technologies digitales rendent les enquêtes de plus en plus réactives et
économiques, avec des résultats fiables en 24 ou 48h. Si certains outils
de veille digitale ne coûtent rien et offrent des données en temps réel,
il ne faut pas s’aligner sur un moins-disant. Les professionnels
des études marketing doivent selon moi tenir compte de ces nouvelles
datas, utiliser des outils fiables et réactifs, et montrer ainsi
clairement la complémentarité entre ces offres nouvelles et les méthodes
éprouvées que nous utilisons. Si notre valeur ajoutée est claire, nos
clients seront davantage prêts à la payer. La bonne stratégie consiste à
élargir nos gammes en ne restant pas cantonnés aux méthodologies
traditionnelles, qui peuvent être longues et coûteuses. Cela passe
notamment par l’automatisation, qui hérisse certains acteurs mais
qui s’impose avec le challenge du big data et social data. Il faut
continuer à donner aux annonceurs des informations ayant le bon niveau
de granularité et de cohérence, en adressant toute la population cible y
compris ceux qui ne s’expriment pas sur les réseaux sociaux. Nos
outils et nos protocoles donnent des insights que les simples outils de
veille ne peuvent pas fournir, une alerte n’est pas une analyse en
profondeur. Elle indique seulement qu’il se passe quelque chose.
La vision détaillée et précise reste l’apanage des études. Pour
cela, les développeurs et data scientists doivent collaborer avec les
professionnels du marketing et des études pour donner du sens et
apporter une valeur ajoutée aux données.
A ce titre, on peut rappeler que les géants de l’Internet
continuent à acheter des études pour leurs besoins et que plusieurs ont
essayé de se positionner sur le marché des solutions d’études avec
des succès variés. Si Google propose des sondages do-it-yourself,
n’est-ce pas la confirmation qu’un questionnaire sur un
échantillon reste utile par rapport aux Google trends basés sur les
recherches de millions d’internautes ? Les intermédiaires traitant
la data de Google, Facebook, Twitter…ne sont pas toujours crédibles en
affirmant que cette data répond à tous les besoins…
Que pensez-vous de la couverture des plateformes en termes de
données ?
A l’heure actuelle, personne ne peut prétendre couvrir toutes les
sources de datas disponibles. Même Google n’a pas un accès
illimité et exhaustif à toutes les données personnelles. Pour des
raisons techniques ou juridiques, de nombreux pans peuvent échapper au
suivi et à l’analyse : contenus des mails, activités sur les
mobiles, données de géolocalisation… Les approches de mesures
passives avec agrément des consommateurs ou panélistes sont appelées à
se développer pour répondre aux nécessités légales de protection des
données, même si le nombre d’observations sera forcément plus
limité par rapport aux plateformes récupérant en théorie
l’ensemble des avis des internautes. De ce fait, les fournisseurs
qui prétendent tout couvrir sont tôt ou tard mis à défaut. Les nouvelles
solutions ont tendance à forcer le trait pour attirer l’attention.
Il faut regarder, tester et comparer ce que propose chaque plateforme ou
solution. Il vaut mieux avoir confiance dans les fournisseurs qui
expliquent clairement leurs sources et leurs méthodes plutôt que les
vendeurs de potions magiques qui font tout dans une boîte noire et
demandent une confiance aveugle.
Au-delà du taux de couverture de la data (échantillon, large panel,
intégralité du web social), il est important d’insister sur la
problématique de l’exploitation. En effet, le fait de couvrir ne
serait-ce que 50% ou même 30% des données existantes peut être
considérable en termes d’insights. Il faut cependant savoir les
mettre en perspective pour bien les exploiter et en extraire des
résultats de qualité.
Avez-vous identifié au niveau de Syntec Etudes des plateformes
qui semblent plus sérieuses que d’autres ?
Nous n’avons pas pour vocation de labéliser des solutions. Nous
faisons de la veille dans ce domaine dans le cadre d’une démarche
collective qui cherche à savoir comment mixer ces données et voir ce
qu’on peut en faire de manière opérationnelle et fiable. Des
discussions ont lieu également à Esomar sur l’opportunité
d’une norme ISO dans le domaine du social listening et des web
analytics. Le moment n’est pas encore arrivé selon moi de fixer
des méthodes et des manières de faire dans une période intense en
recherches et innovations. Certaines solutions sont pleines de promesses
alors que d’autres commencent déjà à décevoir. Beaucoup
d’intervenants arrivent sur ce marché et quelques-uns
disparaissent rapidement. Avoir plus de recul permettra d’avoir
des labels et des normes détaillés et pertinents le moment venu. En
attendant, il faut continuer à innover et à faire évoluer nos pratiques
d’études en utilisant au mieux les apports de ces nouvelles
données, en parfaite connaissance de leurs limites actuelles.