La mesure est une préoccupation humaine ancienne, qui répond au besoin de catégorisation, admirablement formalisée par le psychologue américain Bruner. Toute mesure repose sur une norme et une tolérance autour de celle-ci. Définir une norme comporte une part inévitable de subjectivité, tant une norme est enracinée dans le contexte de son apparition, ce que l'on appelle sa contingence. Ainsi, en va-t-il des normes sociales, culturelles, religieuses, esthétiques, ou bien encore politiques.
L'appréhension des dynamiques sociales recourt à la mesure de l'opinion publique. Ce concept généralement formulé au singulier, renvoie à l'idée consensuelle qu'une population dans son ensemble peut se faire, d'un phénomène donné. Comme rien n'est plus subjectif qu'une opinion, on peut se demander si l'agrégation des opinions individuelles, peut valoir opinion publique. Sa vraisemblance, son objectivité, comme sa représentativité sont, a priori, hautement incertaines.
Depuis que Bourdieu mit l'opinion à plat
Dans la société européenne post-1968, les modes d'expression dans l'espace public s'étant libéralisés, Pierre Bourdieu prononça une conférence au titre provocateur : « L'Opinion Publique n'existe pas ». Au-delà du titre, cette intervention décomposait toutes les situations dans lesquelles la mesure de l'opinion publique pouvait être biaisée. Depuis presque cinquante ans que cette analyse fut formulée, les outils statistiques et probabilistes se sont raffinés, la puissance de calcul disponible a considérablement progressé mais, les questions fondamentales demeurent.
Nous allons donc tenter de comprendre ce qui est constitutif d'une opinion, comme de la subjectivité de sa mesure.
La formation de l'Opinion
L'opinion que l'Homme se fait de sa propre condition, le situe généralement au-dessus des autres espèces animales, pour ce qui concerne sa capacité d'analyse. Il est de surcroît, socialement inacceptable de différencier les hommes entre eux selon leurs capacités d'analyse. De nombreux déterminants individuels comme le profil psychologique, l'éducation, l'ouverture au monde extérieur, le lieu de vie, produisent la diversité des opinions.
Ainsi, prenons l'exemple d'une enquête d'opinion sur un concept sociétal réputé clivant : l'Ordre Public. L'enquête menée avec le même protocole méthodologique, les mêmes outils statistiques, auprès de deux échantillons d'individus à niveaux d'instruction et revenus équivalents mais, administrée respectivement dans la société Mexicaine et dans la société Japonaise, révélera des résultats très éloignés, tant dans ce qui sera considéré comme représentatif de chaque société, que de catégories (ou typologies) caractérisant chaque population.
Les analyses longitudinales sur les enquêtes d'opinion révèlent que, si elles ne sont que faiblement représentatives des opinions individuelles, leur fiabilité est généralement satisfaisante du point de vue global. Ceci signifie qu'elles qualifient fidèlement les comportements associés aux opinions d'une société donnée.
Les enquêtes d'opinion peuvent également révéler des phénomènes nouveaux, à progression rapide, qui ne doivent pas être confondus avec leur importance. En effet, un phénomène récent peut connaître une forte progression du seul fait qu'il n'existait pas auparavant, tout en étant très faiblement significatif du point de vue global. Ainsi par exemple, on observe une progression statistique croissante quant à la défiance des salariés envers l'Entreprise comme institution, dans le même temps que les salariés rejoignent massivement sur les réseaux sociaux, des groupes affiliés à leur employeur, ce qui atteste bien de leur attachement à cette communauté.
Ceci nous enseigne que l'analyse des opinions, doit bien dissocier ce qui est de l'ordre du signal, souvent tentant à mettre en exergue car inédit et surprenant, de la tendance qui qualifie la structure.
La mesure de l'opinion
La robustesse des grands nombres est souvent présentée comme garante de l'objectivité des mesures d'opinion(s). Retenons que quantifier du subjectif n'a jamais produit que du 'subjectif-quantifié'… et non des données objectives ! En effet, les phases de collecte et de traitement des données des enquêtes d'opinion, sont porteuses de biais irrésistibles, principalement :
Dans la formulation des questions posées : selon les propres normes des concepteurs de l'enquête, de celles de la population à laquelle ils s'adressent, mais aussi lorsque certaines questions induisent une réponse (par exemple : « seriez-vous favorable au rétablissement de la condamnation à la peine de mort envers les assassins d'enfants ? »), une enquête d'opinion ne peut être strictement objective.
Dans la constitution de l'échantillon (critères de sélection des répondants, modalités de recrutement, lieu, période) : certaines catégories de populations sont sur/sous-représentées relativement au sujet enquêté. Ainsi, une enquête d'opinion menée auprès de résidents citadins, quant à l'interdiction de circulation des automobiles en centre-ville, ne prendra pas en compte l'opinion de la majorité des automobilistes, qui sont issus de l'extérieur de la ville et pourtant parties-prenantes directes au sujet. De même, des échantillons de convenance, ou recrutés par la technique dite du 'snowball-sampling' promue par Granovetter (cooptation des répondants entre eux), ne garantissent pas que la population répondant à l'enquête d'opinion, réunisse toutes les caractéristiques lui donnant la représentativité nécessaire au sujet. Gardons à l'esprit que, du point de vue statistique, les sur ou sous-représen-tations de catégories de populations, de même que les variations saisonnières, peuvent aisément être corrigées.
Dans l'expression des réponses : les individus sont inégaux en matière de formulation, qu'il s'agisse de l'expression ou bien, de leur niveau de connaissance voire d'implication envers le sujet de l'enquête d'opinion. De plus, leur degré de maîtrise émotionnelle, le biais de conformité (encore qualifié d'effet de consensus, qui évite l'expression de positions extrêmes), la désirabilité sociale (réponse conditionnée par le groupe de référence que l'individu aspirerait rejoindre), le biais d'appartenance tribale ('l'éthos de classe' de Bourdieu), le biais de rationalisation des motivations affectives (indiquer avoir choisi un candidat à un mandat politique pour son programme, tandis que la motivation avérée est d'avoir été impressionné(e) par son charisme), sont bien connus des enquêteurs pour altérer la qualité des données collectées, qui ne sont jamais, pour ces raisons, strictement comparables entre elles.
Par ailleurs, les mesures d'opinion sont souvent menées en situation de prévalence d'un phénomène au moment de l'enquête, qui fait dominer dans les réponses les biais de contingence et d'émotivité. Ainsi, mener une enquête d'opinion sur le thème de la justice fiscale, consécutivement à l'annonce de l'augmentation d'une taxe sur les carburants…, produira des réponses plus extrêmes que la même enquête menée en période de stabilité fiscale mais, qui la déconnecterait de l'actualité.
Que peut bien motiver la poursuite de la mesure de l'opinion publique, sachant ces biais connus depuis de nombreuses années ?
Des vertus de la mesure
Les scientifiques nourrissent une lutte méthodologique envers leur propre subjectivité. Aucune démarche scientifique ne saurait atteindre une objectivité absolue, tant elle est entourée de contingences, à commencer par l'état des connaissances au moment où elle est initiée.
S'agissant du monde des études (de marché, d'opinion), l'Anthropologie a inspiré des méthodologies originales depuis une vingtaine d'années (on évoque par exemple l'ethno-marketing), pour affiner la compréhension des perceptions et des comportements.
Des méthodologies fondées sur l'observation
Ainsi, des experts en études ont proposé de délaisser la collecte des opinions formulées, au profit d'approches ethnographiques. On a vu se développer le recours aux techniques projectives et à l'observation (tantôt participante, tantôt participative, tantôt extérieure) par des analystes, réputés instruits et distanciés du point de vue méthodologique. Mais, eux-mêmes sont porteurs de leur propre subjectivité, constituée de valeurs et de la contingence de leur travail (tel commanditaire pour l'enquête, à telle période…). La subjectivité demeure définitivement inséparable de toute démarche intellectuelle ou spirituelle.
On attribue ainsi à Darwin, le mérite scientifique d'avoir développé une théorie reconnue sur l'évolution des espèces. Ce qui est moins connu, est que cette avancée de la connaissance s'est produite dans le cadre d'un protocole scientifique éminemment subjectif, à savoir une épopée naturaliste menée dans les années 1850 auprès de tribus des Iles Galapagos, ensuite étendue à l'ensemble des espèces !
Rigueur méthodologique
La rigueur comme l'éthique professionnelle commandent de rendre explicitement disponibles les modalités d'instruction de l'enquête d'opinion : présentation du questionnaire, collecte des données (taille de l'échantillon, recrutement, représentativité de la population-mère au regard du phénomène étudié, période), administration de l'enquête (auto-administrée ou non, in situ ou en ligne…), analyse des données (tests pratiqués, prise en compte ou non des opinions non-exprimées), présentation des résultats et des données non-exploitées. Bien que fastidieuses de jure, ces étapes ont des mérites de facto : elles cautionnent la démarche d'enquête d'opinion et, délégitiment les interprétations détournées des enquêtes.
Les opinions non-exprimées sont souvent éliminées des échantillons, ce qui contribue à sur-représenter certaines catégories de réponses relatives à des comportements ou valeurs extrêmes. L'expérience des enquêtes de satisfaction des consommateurs, nous enseigne que les clients insatisfaits ont une propension plus importante à exprimer leur opinion, que les clients satisfaits car, ils ont été marqués par leur déception et souhaitent le faire savoir.
Donner du sens à la mesure
Quantifier les opinions, structure et affine la compréhension. Il est désormais rare de limiter la présentation des résultats d'enquêtes d'opinion, à celui d'une opinion moyenne. Les typologies classifient de manière homogène les perceptions et les comportements. Cependant, pour des raisons souvent liées à des nécessités de communication et de concision de celle-ci, il peut être tentant de présenter des valeurs extrêmes ou, illustrant un effet de foule. Si l'on prend pour exemple la très complète enquête permanente intitulée 'World Values Survey', qui rend disponibles de nombreuses données sociologiques quantitatives, on observe de façon très nette, la progression tendancielle de la valeur 'individualisme' dans les sociétés occidentales au cours des quinze dernières années. L'interprétation de cette tendance serait incomplète, si elle était isolée de la progression simultanée (et corrélée) des valeurs communautaires, qui poussent les individus à être connectés à des groupes.
L'opinion publique dans l'acceptation implicitement admise par ceux qui font des sondages d'opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, cette opinion-là n'existe pas.
A charge et à décharge
Affiner la manifestation de la vérité dans les enquêtes d'opinion, est une tâche essentielle.
Les enquêtes d'opinion voient aujourd'hui leurs fondamentaux méthodologiques revisités : la pratique qui consistait jusqu'alors à inférer des comportements globaux à partir d'échantillons, est questionnée. A l'heure des manifestations spontanées d'opinions sur les réseaux sociaux, de données massives générées par les objets connectés, de la modélisation des émotions par l'intelligence artificielle, il convient de rendre accessibles aux décideurs, des données composites.
Ce tournant majeur appelle de nouvelles normes méthodologiques et éthiques pour accéder aux données, pour homogénéiser des données éparses et, pour les traiter. L'abondance de données disponibles enrichira certainement la qualité de l'information au service de la décision qui, pour s'exercer, s'appuie toujours et avant tout sur une vision.