Survey-Magazine : Quels sont les critères d’efficacité
d’un nudge ?
Marie-Eve Laporte : Un nudge efficace change les
comportements, dans la durée et à moindre coût. Le premier critère – le
changement de comportement – et le troisième – le coût modique – ont
fait le succès du nudge. En effet, changer les comportements est
normalement difficile, long et coûteux. Traditionnellement, on
mobilisait trois piliers : l’éducation, l’aspect financier,
et la loi. Par exemple, pour réduire le tabagisme, on a conduit des
campagnes de prévention expliquant pourquoi fumer est dangereux pour la
santé ; on a fortement taxé les cigarettes ; ou encore on a interdit de
fumer dans les lieux publics. Pour autant, il suffit de voir la
proportion de fumeurs parmi les médecins ou les personnes en situation
économique précaire pour constater que l’efficacité de ces leviers
est limitée. La force du nudge est de jouer directement sur les
comportements de façon mesurable, en présentant une architecture de
choix construite précisément pour inciter les personnes à prendre la
décision « souhaitable », cela pour un coût souvent très faible. Par
exemple, certains aéroports flèchent le trajet vers les zones fumeuses
en indiquant le temps nécessaire pour y accéder, laissant ainsi la
liberté aux fumeurs d’aller fumer, sauf que la durée, par exemple
vingt minutes, dissuade nombre d’entre eux de le faire. On ne leur
a pas interdit de fumer, on ne leur a pas fait payer l’accès à la
zone fumeur, on ne les a pas non plus sermonnés sur le fait qu’ils
fument. Mais de facto, on les a incités à prendre la décision de
renoncer à fumer. La puissance du nudge réside dans la connaissance
pointue des freins et leviers comportementaux pour encourager une
décision, mais sans la contraindre. Cela entraîne aussi des polémiques
sur le côté manipulation, puisque les personnes ne sont généralement pas
conscientes qu’on les pousse vers un choix particulier, elles ont
l’impression de décider librement. De plus, définir pour autrui ce
qu’est une décision souhaitable soulève des questions éthiques.
Le second critère, l’efficacité à long terme, est plus problématique : on manque encore de recul dessus puisque les nudges sont un phénomène récent. L’effet de nouveauté passé, il est possible qu’un nudge perde en efficacité. Je pense à une vidéo devenue virale qui montrait un escalier dans une station de métro suédoise dont les marches avaient été transformées en touches de piano géantes pour inciter les gens à prendre l’escalier plutôt que l’escalator. Outre le coût élevé de ce nudge, son adoption dans la durée pose question. On peut penser qu’une fois le premier stade de curiosité passé, les gens reprennent l’escalator. Il me semble essentiel que le nudge déclenche de nouveaux automatismes pour inscrire le changement de comportement dans la durée. Par exemple, les nudges reposant sur la saillance et permettant de matérialiser quelque chose en rapport avec le comportement souhaité et qui passait jusqu’alors inaperçu – par exemple visualiser la quantité d’eau utilisée pendant que l’on se lave les dents grâce à un sticker de bouteille se remplissant – me paraissent de nature à agir dans la durée : ils permettent de prendre conscience de l’intérêt de fermer le robinet puis de s’approprier cette habitude, l’inscrivant ensuite dans sa routine.
Comment peut-on les déterminer en amont et les évaluer en aval
?
En amont, il faut réaliser tout un travail d’étude qualitative,
par immersion ethnographique, observation, entretiens…, afin
d’identifier les freins et les motivations du public visé et de
comprendre en profondeur pourquoi ils n’adoptent pas
d’eux-mêmes le comportement souhaitable. Par exemple, pourquoi ils
ne protègent pas leur peau du soleil alors qu’ils connaissent les
risques pour leur santé. On peut alors construire un nudge dont
l’objectif est d’inciter à adopter le nouveau comportement,
comme le patch photosensible développé par La Roche Posay montrant
l’exposition aux UV. La phase de définition du nudge suppose de
bien connaître les procédés de prise de décision et les différents biais
comportementaux, mis en évidence par des chercheurs à la suite du
Français Maurice Allais, prix Nobel d’économie en 1988 (à
l’origine du paradoxe d’Allais montrant en 1953 que
l’homme ne prend pas ses décisions de façon rationnelle en
situation de risque). Kahneman, prix Nobel 2002, et son collègue Tversky
se sont appuyés sur les travaux d’Allais pour mettre en évidence
les biais comportementaux et les heuristiques de jugement ou prises de
décision en mode automatique. Par exemple, Kahneman et Tversky ont
montré que selon si un message est présenté sous un cadre positif (par
exemple les vies sauvées) ou négatif (les morts évitées), la décision
diffère. Tous ces travaux ont nourri ceux de Thaler, prix Nobel 2017, et
de Sunstein sur le nudge. Le nudge s’appuie en effet sur ces biais
pour conduire les individus à adopter un certain comportement, par
exemple sur la saillance, la norme sociale, le cadrage, la
temporalité… L’expérience montre qu’il est souvent
plus efficace de mobiliser plusieurs biais comportementaux plutôt
qu’un seul. Le critère d’efficacité du nudge sera la mesure
du pourcentage de personnes adoptant le nouveau comportement suite à la
mise en œuvre du nudge, immédiatement après mais aussi au bout
d’un certain temps (par exemple 3 mois, puis 6 mois, puis 1 an)
afin d’en vérifier l’efficacité dans la durée.
En aval, on recommande donc de réaliser des expérimentations pour mesurer le comportement du groupe expérimental par rapport à celui du groupe de contrôle sans nudge, idéalement en conditions réelles et non en conditions de laboratoire. Des analyses statistiques bivariées permettront de s’assurer que les différences observées entre les deux groupes sont significatives. Connaissant ainsi le nombre de personnes adoptant le comportement souhaitable suite au nudge et le coût de mise en place de ce nudge, on pourra finalement calculer son coût par personne ayant adopté le comportement, et donc établir une forme de retour sur investissement (ROI) de l’opération.