Alors que les acteurs de l’enseignement s’efforcent d’augmenter la qualité des savoirs et des compétences proposées et que les parties prenantes (entreprises, étudiants, parents…) sont de plus en plus exigeantes en la matière, comment repenser l’ingénierie pédagogique de façon à ce qu’elle soit compatible avec un apprentissage plus expérientiel et qualitatif ? Faut-il continuer à adopter le modèle de transmission des connaissances descendant, statique où l’étudiant est relégué à la posture du consommateur passif ? Ce modèle n’est-il pas insuffisant pour garantir un apprentissage plus dynamique et engageant ? Comment se doter d’un modèle davantage multimodal pour une expérience pédagogique enrichie (plaisir de partage, d’apprentissage ludique, immersion…) ? Se pose également la question des dispositifs et des modalités qui s’offrent aux organismes de formation (écoles de commerce, universités, cabinets…) afin de déployer un modèle pédagogique innovant. Il s’agit là d’enjeux majeurs et stratégiques que les acteurs de l’enseignement doivent désormais prendre en considération afin de tenir la promesse de formation. De ce point de vue, les leviers du marketing expérientiel, qui ont fait leur preuve dans d’autres secteurs (retail, culture, tourisme…), apparaissent comme une solution optimale et pertinente.
Vers une implémentation du marketing expérientiel au sein de l’ingénierie pédagogique ?
Phénomène ancien, le marketing expérientiel (communément appelé marketing de production de l’expérience) suscite depuis bien longtemps un engouement dans la recherche, la pratique managériale, tous secteurs confondus. Il continue à se développer en réponse à l’irrésistible recherche d’expériences par un consommateur « désenchanté » (évasion d’esprit, immersion, plaisir, socialisation, apprentissage, hédonisme…). Pour ce faire, les praticiens mobilisent des leviers expérientiels diversifiés : thématisation, théâtralisation des espaces physiques, création des atmosphères multisensorielles, utilisation des technologies (e.g. réalité virtuelle). Si l’expérience usager (user experience) et le marketing expérientiel sont habituellement associés à des secteurs d’activités commerciale et culturelle (retail, hôtels, aéroports, spectacles vivants…), leurs champs d’application et vertus peuvent s’étendre à des domaines originaux tels que l’apprentissage. Ainsi, nous faisons ici le postulat que les organismes de formation doivent être perçus comme de véritables lieux de vie et de production d’expériences gratifiantes (apprentissage ludique, collaboratif, intelligence collective, coworking, rencontres multiculturelles, créativité, stimulation des sens, immersion dans l’atmosphère…). Dès lors, il devient impératif de penser l’apprentissage davantage comme un vécu expérientiel. Aussi, nous proposons ici une analyse du rôle de la réalité virtuelle dans la valorisation de l’expérience étudiant.
Focus sur un cas expérimental in-situ
Le recours au dispositif expérientiel de réalité virtuelle peut-il
améliorer l’expérience étudiant ? Comment cette expérience est-elle
vécue ? Comment s’assurer de l’impact escompté et positif de cette
expérience sur l’engagement des étudiants dans la co-construction de
leurs connaissances et compétences ? La littérature spécialisée en
études de marché et marketing expérientiel met en évidence divers
instruments permettant de rendre compte avec minutie des déterminants et
des conséquences de l’expérience vécue quel que soit le champ
d’application (retail, tourisme, culture…). Citons, à titre illustratif,
l’observation ethnographique, les études qualitatives et quantitatives.
La démarche privilégiée, dans le cas étudié ici, est la méthode
quantitative et expérimentale. Ces méthodes ont été sélectionnées en
raison de leurs avantages. De fait, les données expérimentales,
quantitatives offrent la possibilité de faire varier l’objet d’étude
(ici la pédagogie), de comparer et de mesurer statistiquement les
différences entre les scénarios testés abordés infra. Les autres
avantages non négligeables sont la rapidité d’accès aux données à
travers des questionnaires administrés, des mesures déclaratives
directes, la précision des données recueillies et des calculs
opérés.
Par conséquent, une étude expérimentale, quantitative, portant sur les
mécanismes d’implémentation de l’expérience de réalité virtuelle dans
les enseignements du département pédagogique Marketing d’une école de
commerce (Paris, France), a été conduite en avril 2019. Un échantillon
de 215 étudiants du programme « Grande Ecole » et issus de trois niveaux
de formation (première, deuxième et troisième année) a été sélectionné.
Le protocole expérimental (cf. figures 1, 2) consistait à mettre en
place différents scénarios « utilisation de la réalité virtuelle versus
son absence », puis de composer des groupes de travail de 7 étudiants.
Ce faisant, cette organisation favorise un cadre interactif intra et
inter groupes, dynamique, propice à la création d’une expérience
d’intelligence collective. Il s’est agi ensuite de leur attribuer un
casque de réalité virtuelle mettant en scène l’expérience de visite d’un
magasin de l’enseigne Franprix. Cette scénarisation pédagogique, autour
de l’expérience retail, a été pensée et élaborée en amont par les
équipes pédagogiques afin d’être en phase avec les objectifs
pédagogiques (acquisition de la connaissance et de la compétence).
L’aspect immersif, intuitif et impliquant de la réalité virtuelle a
facilité cette scénarisation.
La consigne consistait à visualiser, à l’aide du casque (cf. figure 2),
l’ensemble du scénario expérimental, de se l’approprier et de répondre à
un quiz d’évaluation des connaissances sur les concepts fondamentaux du
marketing du point de vente. Parce que l’expérience de la visualisation
de la réalité virtuelle ne pouvait suffire à elle seule, des ateliers de
travail collaboratif ont été organisés afin de permettre aux enseignants
d’orienter les étudiants pendant la co-production de la connaissance
(concepts-clés, pratiques managériales afférentes…) et de la compétence
abordés au cours des enseignements. De surcroît, deux modalités
d’apprentissage ont été expérimentées. D’une part, la première modalité
visait à évaluer les connaissances assimilées par les étudiants à
l’issue de l’expérience de réalité virtuelle. Les critères ainsi évalués
concernent la configuration du magasin (accessibilité, accès, forme,
taille…), de son merchandising (organisation de l’assortiment des
produits dans les rayons, agencement spatial des rayons, propreté du
magasin…), ainsi que l’argumentaire de vente. La qualité et le niveau
d’acquisition de connaissance des étudiants ont été testés et mesurés
statistiquement à l’aide d’une comparaison avant/après l’utilisation de
la réalité virtuelle. D’autre part, la seconde modalité portait sur un
volet de connaissance différent et évalué ici, à savoir l’aptitude des
étudiants à entreprendre une étude de marché et à définir une
problématique marketing. Là aussi, une comparaison de la qualité et du
niveau de connaissance acquises ont été testés et mesurés
statistiquement via une comparaison avant/après l’utilisation de réalité
virtuelle.
Figure 1 : Protocole expérimental
Figure 2 : Illustration de l’expérience d’utilisation de réalité virtuelle
L’expérience de réalité virtuelle améliore-t-elle l’acquisition des connaissances et des compétences ?
Afin de vérifier dans quelle mesure l’implémentation de l’expérience de
réalité virtuelle dans les enseignements génère une plus-value
supérieure en comparaison avec le modèle classique (cours sans la
réalité virtuelle), une comparaison des moyennes des résultats de
l’acquisition des connaissances et des compétences calculés
respectivement sur une note de 5 et 20 a été opérée. Force est de
constater que la note moyenne obtenue par les étudiants ayant suivi le
cours complété par l’expérience de réalité virtuelle est
significativement supérieure (3,4) aux autres moyennes obtenues dans les
autres scénarii (respectivement 2,6, 2,5, 2,3). De même, la note moyenne
relative à l’acquisition des compétences obtenue par les groupes
d’étudiants avant de vivre l’expérience de réalité virtuelle est
significativement inférieure (7.875/20) à celle obtenue (11.375/20) par
les mêmes groupes d’étudiants après avoir expérimenté la réalité
virtuelle.
Alors que les acteurs de l’enseignement s’efforcent d’accroître la
qualité des savoirs et des compétences dispensés et que les parties
prenantes (entreprises, étudiants, parents…) sont de plus en plus
exigeantes en la matière, il devient plus qu’impérieux de reconfigurer
l’offre pédagogique en la centrant davantage autour de la multimodalité
de l’apprentissage, c’est-à-dire une combinaison équilibrée des
modalités d’apprentissage classiques (cours magistraux, travaux
dirigés…) et novatrices comme la réalité virtuelle ou encore d’ autres
approches. Il ne s’agit nullement de remettre en question la portée de
la pédagogie traditionnelle, mais de montrer qu’il est possible de
capitaliser sur les forces et la complémentarité de ces deux formes
d’enseignements afin d’améliorer l’expérience étudiant. Cette
multimodalité d’apprentissage n’est pas sans conséquences sur
l’ingénierie pédagogique car il convient alors de reconfigurer
l’organisation des enseignements : intégration de la réalité virtuelle
et du cours traditionnel, formation des enseignants à la multimodalité
d’apprentissage, cohérence avec les objectifs pédagogiques, acquisition
des ressources technologiques et logistiques « casques… », veille en
matière de formation et pratiques…). La principale difficulté concerne
la gestion de cette multimodalité d’apprentissage et nécessite d’être à
l’affût des évolutions en la matière.
Tableau 2 : Résultats des évaluations des connaissances en fonction des modalités pédagogiques testées
Modalité | Score moyen de l’acquisition des connaissances |
Cours + Réalité virtuelle | 3,4/5 |
Réalité virtuelle uniquement | 2,6/5 |
Cours uniquement | 2,5/5 |
Ni cours ni réalité virtuelle | 2,3/5 |
Tableau 3 : Résultats des évaluations des compétences en fonction des modalités pédagogiques testées
Modalité pédagogique | Score moyen de l’acquisition des compétences |
Test de compétence avant utilisation de la réalité virtuelle | 3,4/5 |
Test de compétence après utilisation de la réalité virtuelle | 2,6/5 |
Comment l’expérience de réalité virtuelle est-elle vécue par les étudiants ?
Une fois les modalités appliquées, il s’est agi de mesurer la plus-value
de l’utilisation de la réalité virtuelle dans l’amélioration des
réactions des étudiants (satisfaction, engagement…) durant leur
apprentissage. C’est ainsi qu’un questionnaire en ligne, incluant des
questions (cf. tableau 1) issues des écrits académiques spécialisés et
portant sur l’expérience vécue et la satisfaction, a été administré
auprès des étudiants. Ces derniers devaient déclarer, à l’aide des
échelles de graduations allant de 1 (« pas du tout d’accord ») à 5 («
tout à fait d’accord »), deux aspects fondamentaux : la perception de
l’expérience de l’utilisation de la réalité virtuelle pendant les
enseignements, le degré de satisfaction durant cette expérience et leur
souhait de réitérer ce type d’expérience dans les prochains
enseignements.
Tableau 1 : Caractéristiques de l’expérience de réalité virtuelle et la satisfaction mesurées dans le questionnaire
Caractéristique mesurée | Formulation dans le questionnaire |
Expérience d’immersion | Pendant l'expérience d'utilisation de la réalité virtuelle dans le cadre du cours de distribution j'avais l'impression que tout a perdu de son importance sauf la tâche que j'étais en train de réaliser |
Expérience d’acquisition des connaissances | L'expérience d'utilisation de la réalité virtuelle dans le cadre du cours de distribution m'a permis d'améliorer mes connaissances |
Expérience émotionnelle (états de stimulation, de plaisir) | Je me suis senti stimulé pendant l'expérience d’utilisation de la réalité virtuelle dans le cadre du cours de distribution. J'ai ressenti du plaisir pendant l'expérience d’utilisation de la réalité virtuelle dans le cadre du cours de distribution |
Expérience d’implication | J'étais impliqué pendant l'expérience d’utilisation de la réalité virtuelle dans le cadre du cours de distribution |
Intention de revivre l’expérience | J'ai envie de vivre à l'avenir l'expérience d’'utilisation de la réalité virtuelle dans le cadre des cours |
Satisfaction | Je suis globalement satisfait de l'expérience d'utilisation de la réalité virtuelle que je viens de vivre dans le cadre du cours |
A propos de la perception de l’expérience de réalité virtuelle, les résultats de l’étude sont instructifs. En effet, 87% des étudiants estiment que l’expérience de réalité virtuelle est un vecteur d’implication dans la co-construction de la connaissance et de la compétence. 86,2% des étudiants voient en cette modalité un levier d’innovation pédagogique. 83,5% des étudiants la perçoivent comme une occasion d’apprentissage plaisant, 81% des étudiants la considèrent comme un outil dynamisant. 80% la jugent comme étant un vecteur d’engagement et d’implication. 89% des étudiants sont satisfaits de cette expérience d’innovation pédagogique. Ces indicateurs témoignent d’une acceptation véritable de la part des étudiants d’une pédagogie axée sur les nouvelles technologies de communication et d’information, garantissant un apprentissage plus dynamique, ludique, engageant et plaisant.
Figure 3 : Résultats liés à la perception de l’expérience d’utilisation de réalité virtuelle et à la satisfaction
Quel est l’impact de l’expérience de réalité virtuelle sur la satisfaction des étudiants envers les enseignements et leur souhait de s’engager à l’avenir dans la même expérience ?
Dans le but de mesurer les effets de l’implémentation de l’expérience de
réalité virtuelle au sein de l’offre pédagogique sur les réactions des
étudiants (intention de revivre l’expérience, satisfaction), un modèle
prédictif (cf. figure 3) de régression, sous le logiciel Statistical
Package for Social Sciences, a été calculé en incluant deux paramètres
clés : les prédicteurs sont les caractéristiques de l’expérience de
réalité virtuelle (expérience d’immersion, d’acquisition des
connaissances, émotionnelle (stimulation, plaisir), d’implication) et
les paramètres prédits sont l’intention de revivre l’expérience de
réalité virtuelle et la satisfaction à l’égard de cette expérience. Les
résultats sont intéressants. Ils révèlent que le fait de se sentir
immergé durant l’expérience d’utilisation de réalité virtuelle dans les
enseignements explique prés de 12% de la satisfaction globale envers les
enseignements et prés de 8% du souhait des étudiants de revivre la même
expérience dans les futurs enseignements. Nous observons que
l’amélioration des connaissances grâce à l’expérience de réalité
virtuelle explique prés de 20% de la satisfaction des étudiants à
l’égard des enseignements et environ 12% de l’intention de réitérer la
même expérience pédagogique. Il en ressort également que la sensation de
stimulation procurée par l’expérience de réalité virtuelle explique 42%
de la satisfaction des étudiants et 29% de l’envie de participer à la
même expérience pédagogique. Force est de constater que la sensation du
plaisir ressentie durant l’expérience de réalité virtuelle explique
44,3% de la satisfaction globale des étudiants et 30,6% de leur souhait
de revivre la même expérience dans le cadre des enseignements à venir.
37,6% de la satisfaction des étudiants à l’égard des enseignements et
34,6% de leur intention de vivre la même expérience s’expliquent par le
fait qu’ils se sentent impliqués durant l’expérience de réalité
virtuelle.
A la lumière de ces résultats et si nous voulons augmenter la
satisfaction des étudiants durant leur expérience et ainsi garantir leur
engagement dans la co-construction de leur apprentissage, nous devons
accepter de changer profondément notre rapport au modèle d’apprentissage
destiné aux étudiants. Celui-ci doit devenir davantage expérientiel,
autrement dit, plus immersif, impliquant, stimulant, plaisant, ludique,
collaboratif et constructif. Cette finalité requiert la volonté de tous
les acteurs ainsi que la mobilisation de ressources humaines
(enseignants, étudiants…), logistiques et créatives (nouvelles
technologies de communication…) appropriées.
Figure 4 : Modèle prédictif de l’influence de l’expérience de réalité virtuelle sur la satisfaction et l’intention de revivre l’expérience
Face à la nécessité d’anticiper les mutations liées à la mission des organismes de formation et à la pédagogie en général, placer l’expérience étudiant au cœur de l’innovation pédagogique devient un enjeu majeur pour les décennies à venir. Cet enjeu n’est pas l’apanage des professionnels de la formation, il concerne également les autres bénéficiaires de l’expérience étudiant tels que les entreprises, les étudiants et les parents. L’expérience étudiant ne doit pas se résumer à un simple instrument « gadget » ou à quelques initiatives éphémères prises ici et là à des fins marketings et de captation du public (étudiants, parents, entreprises…), mais doit s’inscrire dans une démarche réelle, pérenne et structurante d’offre pédagogique innovante. Cette ambition requiert, outre la conviction, l’engagement pragmatique, délibéré des acteurs concernés, l’allocation des ressources (humaines, créatives, technologiques…) et de faire évoluer les méthodes pédagogiques. A ce propos, les solutions du marketing expérientiel demeurent transposables pour produire et valoriser l’expérience étudiant. Si l’étude menée ici met en relief l’apport de la réalité virtuelle dans l’expérience étudiant, d’autres outils expérientiels comme les stimuli sensoriels peuvent raisonnablement être implémentés dans les méthodes pédagogiques. Dès lors, nous pouvons imaginer tout l’intérêt de diffuser une fragrance durant les enseignements afin de favoriser chez les étudiants plus d’immersion, d’augmenter leur bien-être et leurs capacités de concentration durant l’apprentissage. Le recours à la musique d’ambiance et les stimuli visuels (architecture, décoration, mobilier, éclairage…) peut être aussi un levier pertinent. En définitive, il parait lucide d’évaluer par le biais des études qualitatives et quantitatives les attentes en matière d’expérience étudiant et l’impact des leviers expérientiels précités ou d’autres sur cette expérience.