Dernier numéro de Survey Magazine

REFLEXIONS SUR LA RENCONTRE DE L’ART ET DE L’IA

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Nous tenons également à remercier Alain Casal pour sa contribution.

Le portrait d’Edmond de Belamy, la première œuvre d'art produite par un logiciel d'intelligence artificielle, a été vendue 432 500 dollars chez Christie's le 25 octobre 2018. Pur produit de l’IA, cette œuvre n’est pas sans rappeler d’autres événements marquants, comme la chanson Daddy’s car, pastiche des chansons des Beatles, également créée par un réseau de neurones dynamique, capable d’apprendre et de s’inspirer à l’infini d’un ensemble d’accords et de mélodies, vu et écouté plus de 2 millions de fois sur You Tube.

À l’heure où des tableaux dont l’auteur est une IA se vendent à des prix démesurés, où des musiques dont l’auteur est une IA font des adeptes invétérés, où des romans, des scénarios surgissent d’une écriture IA, la question se pose de savoir quel est l’intérêt profond, l’impact à court ou plus long terme de ce type de production artistique (Bersini, 2020).

Les artistes s’interrogent, en effet, aujourd’hui sur les enjeux de l’intelligence artificielle sur nos vies, poursuivant un thème, en fait, récurrent : l’attirance et le rejet face aux capacités des machines que produit l’humain.

Afin de mieux appréhender ce sujet délicat, cet article présentera, dans une première partie, l’art et le développement de l’IA, traitera, dans une seconde partie, de la création et des nouvelles tendance relatives à l’IA, étudiera enfin, dans une troisième partie, la question de l’authenticité dans ce contexte particulier. Cette approche nous permettra d’apporter un éclairage complémentaire sur la vision de l’IA, dans le domaine de l’art, en comparaison avec d’autres champs d’investigation.

L’ART ET LE DEVELOPPEMENT DE L’IA

Les artistes ont commencé à créer des œuvres en s’appuyant sur l’électronique dès les années 60, soit en travaillant directement avec les machines existantes, soit par résonance.

Voici ici, pour mieux illustrer nos propos, quelques exemples intéressants relatifs à cette démarche. En 1959, Jean Tinguely invente ses méta-matics, des machines mécaniques destinées à réaliser des dessins, dont le tracé sous forme de gribouillis est totalement aléatoire. En 1968, Sol LeWitt met en oeuvre ses Wall Drawings pour lesquels il introduit en arts visuels le concept de partitions, partitions à partir desquelles l’oeuvre peut être interprétée à l’infini en fonction de l’interprétation des exécutants et du lieu de destination. Bien plus tard, en 2019, Grégory Chatonsky, artiste franco-canadien, crée « Terre seconde », la représentation d’une autre terre à partir de milliers d’images de la planète transmises à la machine d’IA et présente avec un grand succès son dispositif au Palais de Tokyo à Paris pour l’exposition Alt+R.

L’artiste a ainsi travaillé depuis toujours avec des outils dont il explore les limites. Depuis les années 1960, les algorithmes constituent, dans ce contexte particulier, un nouveau médium artistique avec ce que l’on appelle « l’art génératif », soit des œuvres dont les formes sont programmées dans leur structure et se développent selon des variations à l’infini.

Dans la continuité de l’art génératif des années 1960, les créateurs d’oeuvres qui utilisent l’intelligence artificielle s’interrogent, aujourd’hui, sur les tenants et les aboutissants de ses sophistications algorithmiques : notamment la place du hasard que cette technologie implique et les espaces-temps infinis qu’elle produit, donnant à voir une multiplicité de mondes possibles à l’image des quelques exemples cités précédemment.

Le type d’intelligence artificielle actuellement le plus répandu est celui de l’apprentissage automatique (Machine Learning), qui fonctionne par des réseaux adverses génératifs (Generative Adversarial Network, GAN). Mise en œuvre en 2014 par le chercheur en informatique Ian Goodfellow, il s’agit d’un système complexe qui fait dialoguer deux programmes de réseaux neuronaux sous forme d’une rétroaction continue. Eduqué et alimenté par l’être humain, le GAN réalise, en fait, une sorte de synthèse en continu de toutes les images et les informations qui lui ont été transmises, créant ainsi un nouveau type de représentations étonnantes et parfois inattendues (Maffei, 2021).

LA CREATION ET L’APPARITION DE NOUVELLES TENDANCES

La première question qui se pose, dans ce nouvel environnement, à la croisée de l’art et de l’IA, est de savoir qui crée : l’homme ou la machine, l’artiste ou les algorithmes, le programmateur ou le logiciel ?

Revenons ici à l’analyse réalisée par Carré et Schmite (2020). Afin d’explorer la complexité de la création, les auteurs ont étudié, entre autres, une œuvre réalisée avec une intelligence artificielle, Cloud of Petals, de l’artiste franco-américaine Sarah Meyohas. La machine a été formée et entraînée à partir de plus de 100 000 images de pétales de rose.

Si l’on observe les pétales de plus près, tout porte à croire qu’il s’agit de pétales naturels. A priori, rien ne semble ici troublant. La machine a cherché à imiter des éléments à partir d’une multitude d’images proposées. El le résultat est sublime : l’apparition et la vision d’un tableau très poétique, représentant une jeune femme allongée sur un sol noir et blanc jonché de pétales multicolores, évoquant un nouvel univers imaginaire original et attrayant.

Le questionnement émergent est néanmoins le suivant : qui est l’auteur de cette œuvre ? L’artiste qui a imaginé et signé cette création ou l’IA qui a produit et réalisé ce tableau ? L’IA crée à partir d’une multitude de données, l’artiste conçoit sa réalisation en amont par le biais de sa propre implication. Où se situe donc la création ? La question est complexe. Et il serait opportun de parler, dans ce contexte particulier, de création originelle et de création réalisée.

Car si l’artiste est principalement influencé par son inspiration, l’IA s’alimente, dans l’environnement étudié, d’images insufflées par ce même artiste, devenu programmateur de sa propre création. Et si l’on constate effectivement que l’artiste confie à la machine le pouvoir créatif par l’intermédiaire d’un système de génération automatique, tout laisse à penser, face à notre interrogation initiale, que la réponse se situe dans les mécanismes de créativité engendrés.

Revenons donc dès à présent au concept de créativité. La créativité se définit comme la capacité à transcender les façons traditionnelles de penser ou d’agir, et/ou à développer de nouvelles idées, méthodes ou objets. Il peut donc exister plusieurs approches de la créativité, en ce qui concerne les processus élaborés. La première approche de la créativité indique que c’est l’imagination qui permet au créateur de proposer quelque chose d’original et d’innovant. La seconde défend l’hypothèse que toutes les idées préexistent mais que la puissance du créateur s’enracine dans sa capacité à se réapproprier une idée et à la réactualiser en transcendant l’existant.

Si l’on étudie la première conception de la créativité, celle qui met l’accent sur l’imagination et l’originalité, il est difficile d’affirmer que la machine crée quelque chose, que le résultat obtenu est original, puisque cette dernière est très fortement influencée par son jeu de données. Si l’on étudie, par contre, la situation au niveau de la seconde conception de la créativité, qui retient le principe de réappropriation et de réactualisation de l’existant, il est adéquat de penser que la machine initie une forme de recomposition et se situe à la source d’une nouvelle création. Et il est dès lors possible de reconnaître et d’annoncer une forme de créativité à l’IA.

Regardons parallèlement les rôles simultanés joués, dans ce cadre, par l’artiste et l’IA. Lors des mécanismes de création mis en œuvre, le travail artistique se fait conjointement entre le créateur et la machine, travail pour lequel l’artiste ne produit rien sans l’IA et vice et versa.

Il s’agit d’une forme d’inspiration collaborative entre l’artiste et l’IA, qui peut déboucher sur des propositions inattendues de la part de la machine et ouvrir de nouvelles pistes créatives pour l’artiste. L’IA constitue, en effet, une ouverture exceptionnelle à un nouveau type artistique, initié par des formes et des modes d’expression innovants ainsi qu’un champ infini de créations.

Dans cette même lignée, les artistes dits « génératifs » ne pourraient-ils pas alors être considérés comme les pionniers d’une nouvelle forme d’art, d’une nouvelle tendance ? Une tendance artistique mutualiste présentant des réalisations collectives alliant l’intervention de l’artiste, de l’ingénieur et du robot ? L’engouement prononcé du public, ces dernières années, laisse, en effet, supposer que ce courant récent est porteur d’avenir, courant au sujet duquel les médias s’ingénient à souligner l’aspect spectaculaire et sensationnel.

De nouvelles questions apparaissent néanmoins à ce sujet. Ces phénomènes latents ne risquent-ils pas d’engendrer une culture mécanique, voire monolithique de la création ? La machine ne risque-t-elle pas finalement de dépasser l’homme en raison de ses capacités de plus en plus fortes d’auto-apprentissage ? Qu’en est-il, par ailleurs, dans ce nouvel univers, de l’authenticité de l’artiste, de l’authenticité de l’œuvre et quelles conséquences cela peut-il engendrer ?

LA QUESTION EMERGENTE DE L’AUTHENTICITE

Comme l’indique Bersini (2020), la question de l’authenticité est effectivement essentielle. Car, si depuis un certain temps, le fait d’exploiter les techniques de l’IA au profit de la création artistique existe, il est maintenant urgent de savoir si les productions émises, dans ce contexte, peuvent être considérées comme authentiques, tout comme l’approche même de l’artiste concerné par ce nouveau type de création artistique.

Selon Emmanuel Kant, premier auteur de réflexions philosophiques sur l’art, l’œuvre doit être, avant tout, originale, inédite et porteuse d’une certaine esthétique, esthétique qui va déclencher des émotions, des sensations auprès de tous ceux et celles qui la regardent.

Une œuvre d’art authentique correspond, de surcroît, à une œuvre unique, non reproductible, issue d’une idée, d’une inspiration pure de l’artiste. Cette inspiration est personnelle, individuelle reflétant par là-même l’âme de l’artiste. Or, il est délicat de considérer que les réalisations artistiques créées par l’IA soient de cette nature puisqu’elles émanent d’œuvres, de compositions visuelles ou sonores existantes et peuvent être considérées, de ce fait, comme des inventions issues de copies de créations antérieures.

Un artiste authentique se définit parallèlement comme celui qui est engagé, dévoué, passionné dans tout ce qu’il crée, renvoyant à travers ses réalisations l’image d’un vrai moi, fidèle et sincère dans ce qu’il entreprend (Moulard, 2014). L’artiste authentique doit pouvoir également réaliser son œuvre en toute liberté d’expression, liberté qui se manifeste aussi bien dans la pensée que dans le geste réalisé (Courvoisier, Ranfagni et Lagier., 2015). Indépendant et autonome, l’artiste authentique ne peut donc s’imposer de règle stricte et ni se faire influencer par l’environnement latent (avis, commentaires, tendance culturelle récente, envie de faire plaisir au public…). Sa relation au monde marchand peut ainsi être extrêmement délicate et complexe.

Dans cette approche, deux points essentiels sont à souligner : la spontanéité et la liberté d’expression de l’artiste, sa relation particulière avec la sphère commerciale.

En ce qui concerne le premier point, la liberté d’expression et l’absence de contraintes associée, il semble tout d’abord évident de constater que ce n’est pas le cas lorsque l’artiste travaille de concert avec l’IA. L’IA lui impose, en effet, la nécessité de concevoir un logiciel, un programme attitré en amont de sa production.

L’artiste authentique imagine et réalise, par ailleurs, son œuvre au gré de ses humeurs, de ses envies, de ses émotions. Or, cela est-il concrètement possible avec l’IA, qui réalise ses compositions, comme indiqué antérieurement, de manière fonctionnelle, mécanique et répétitive ? L’IA n’est effectivement pas, par définition, comme l’humain un être sensible, capable de ressenti et de sensations.

Du côté du monde marchand, la question importante reste de savoir si le nouveau mouvement artistique initié par l’IA, n’est pas déjà empreint ou ne sera pas empreint à terme d’une démarche mercantile, initiée notamment par le public et les media.

Un mouvement artistique préfigure une inspiration, un ensemble de créations initiées par un artiste ou un groupe d’artistes. Dans l’histoire de l’art, de multiples mouvements sont apparus sous l’égide d’artistes créant une esthétique, un style, un courant innovant, alimenté par un mode de pensée particulier, comme, par exemple, pour les plus célèbres, le cubisme avec Pablo Picasso et Georges Braque, l’impressionnisme avec Claude Monet ou le surréalisme avec Salvador Dali et Joan Miro. Or, ces différents mouvements lors de leur création n’ont pas immédiatement suscité un engouement dans le monde de l’art. Tellement novateurs dans leur composition et leur structure, ils furent, en effet, décriés dans un premier temps par le public, choqué par leur nouvelle approche et leur représentation du monde. Les critiques furent violentes jugeant ces mouvements « illisibles et scandaleux ». Ce fut seulement quelques décennies plus tard que ces mouvements furent reconnus et portés au pinacle dans le monde de l’art.

L’IA est-elle, dès lors, capable de créer de tels mouvements artistiques ? Nourrie et alimentée par l’absorbation de données et de modèles issus d’œuvres d’utilisation libre, quel pourrait donc être un mouvement généré par une IA, puisque déjà puisé dans l’originalité d’une création ? En fait, ne devons-nous pas plutôt parler de tendance que de mouvement ?

Les œuvres obtenues d’une IA résultant d’un conglomérat de l’imaginaire artistique ne seront-elles pas uniquement réalisées dans le but d’assouvir l’appétence du public aux nouvelles technologie, avec le risque d’un courant focalisé principalement sur les attentes et le désir de ce dernier ?

Pour mieux visualiser le propos, un parallèle pourrait être introduit, dans le domaine de la santé, entre la manipulation génétique axée sur la création d’un être parfait ou tout au moins conforme aux canons esthétiques du moment et une tendance artistique issue d’une IA dans l’uniquement but de satisfaire l’envie du néophyte.

Afin d’éviter ces écueils et protéger également les artistes et leur propriétés intellectuelles, une éthique et des garde-fous sont sûrement à envisager tout en laissant un espace de création à l’IA, réflexions qui sont en cours mais qui risquent rapidement d’être dépassées par la vitesse d’invasibilité des technologies non maitrisées comme l’IA.