Nous tenons à remercier Dr Yannick Chatelain pour sa contribution.
Les bigs techs, comparables à des entreprises nations de par leur chiffre d’affaires, n’ont de cesse de transformer de nombreuses industries, en changeant drastiquement les bases de leurs activités, de leurs métiers, de leurs filières et de leur performance. Le commerce, les médias et le divertissement, le transport, l’énergie, l’éducation, etc. tout se digitalise pour plus d’efficience et de personnalisation, pour une meilleure expérience client. L’industrie de la santé ne fait pas exception. Depuis les années 2010, les big techs investissement massivement dans de nouveaux produits et services, avec l’esprit d’innovation et de rupture qui les caractérise, en s’appuyant massivement sur l’IA.
Concrètement, en 2018, Amazon acquiert PillPack (pharmacie en ligne) pour 753 millions de dollars. Google acquiert Fitbit en 2019, pour 2,1 milliards de dollars, et participe à un tour de financement de 700 millions de dollars concernant Verily Life Sciences. Apple, parmi ses nombreuses initiatives, lance l’AppleWatch avec ses fonctionnalités de suivi de santé. En 2022, Microsoft lance Azure Health Data Services, une infrastructure pour le stockage et l’analyse sécurisés des données de santé de ses clients. Et Meta lance des fonctionnalités de bien-être numérique et des ressources de prévention des suicides sur ses plateformes sociales.
Cependant, en 2022, Amazon annonce l’abandon de son service de santé en ligne, Amazon Care. Est-ce le signe que le secteur est difficile à pénétrer pour les bigs techs ? Sans doute que des effets spécifiques de « lock-in » s’appliquent et freinent le mouvement : les conditions réglementaires de mise sur le marché de nouveaux médicaments, la difficulté d’appropriation des expertises médicales des problèmes cliniques, l’accès aux échantillons cliniques, la fragmentation importante du secteur et la complexité des réseaux d’acteurs , le fait de toucher des données individuelles hautement sensibles.
Toutefois, l’adoption massive par la profession de la trajectoire « santé 4P » [Prédictive, Participative, Personnalisée, Préventive], montre que les big techs ont réussi une première étape de pénétration de l’industrie en démontrant l’importance des data. Elles ont mis en place l’infrastructure IT requise et continuent leur chemin et leurs investissements massifs dans l’IA appliquée à la santé, à des niveaux très nettement supérieurs à ceux des acteurs de la santé.
Comme l’affirme Y.N. Harari en 2017, « the merger of infotech and biotech is giving rise to algorithms that can successfully analyze us and communicate with us and that may soon outperform human doctors. » (la fusion de l’infotechnologie et de la biotechnologie donne naissance à des algorithmes capables de nous analyser et de communiquer avec nous avec succès et qui pourraient bientôt surpasser les médecins humains.) De fait, la puissance des bigs techs et la vitesse à laquelle elles génèrent de nouveaux services à base d’IA doit susciter l’attention des parties prenantes du secteur. Il est impératif d’anticiper des effets positifs et négatifs extrêmes et mal cernés, pour préparer de manière effective une transformation inéluctable.
Comprendre les conditions nécessaires (et non suffisantes) à une bonne adoption de l’IA.
Les solutions d’IA les plus développées proposent 3 fonctionnalités clés : mimer des comportements cognitifs (remplacer le diagnostic du médecin) ; automatiser des processus de résolution de problèmes complexes (formuler un diagnostic et le traitement à administrer) ; prédire des événements inattendus (épidémies).
Prenons un exemple dans le domaine de la santé. Face au manque de personnel qualifié pour réaliser des diagnostics sur des maladies courantes et administrer un traitement adéquat, l’IA pourrait apporter une solution de remplacement « automatisée », qui présente l’avantage supplémentaire d’être économe. Cette économie pourrait ainsi servir à financer des experts et des recherches pour développer de nouveaux médicaments ou de nouvelles techniques chirurgicales. Finalement, après quelques mois d’implantation et d’utilisation, les médecins apparaissent moins performants que l’IA dans leur diagnostic alors que les infirmières sont mises en valeur pour la prise en compte des émotions des patients et de leurs proches. Les experts redoutent une atrophie des compétences de diagnostic ainsi que le développement des discriminations liées aux biais intégrés dans les algorithmes de la solution). Dans le même temps, des fuites de données et des dysfonctionnements dans les interfaces homme machine surviennent et entraînent des pertes financières, une atteinte à l’image et à la réputation de l’établissement. Les équipes IT spécialisées en IA avouent faire de leur mieux pour protéger les patients, et pointent la nécessité de former tout le personnel à la culture de la data, à l’utilisation des applications et, aussi, de continuer à investir dans le développement des solutions. Finalement, le déploiement de cette application de l’IA est remis en question du fait d’un coût exorbitant, pour des bénéfices très mineurs.
Cet exemple met en avant trois conditions indispensables à une adoption raisonnée et pérenne de l’IA et permet de souligner les principaux points de vigilance dans la santé.
(1) Identifier et valider les bénéfices escomptés du point de vue des parties prenantes, aux niveaux économique, sociétal et environnemental : les bénéfices perçus par les adoptants résultent de la soustraction des risques pressentis aux gains escomptés. Ils s’expriment essentiellement en termes d’efficience, par l’automatisation, et de croissance par de nouveaux services. Partager cette valeur perçue a priori est essentiel pour mettre les acteurs en mouvement, qu’il s’agisse d’adopter ou de rejeter une solution IA. Dans le cas de la santé, les solutions envisagées présentent souvent des gains très incertains et difficiles à évaluer car elles sont encore peu matures et concernent un marché de patients et non de clients. Les risques par contre sont perçus comme nombreux et extrêmement forts, touchant à la vie et à l’intimité des patients, à la réputation des médecins et des établissements, à des questions juridiques et réglementaires, à la sécurité de l’emploi, à l’éthique, etc. Les investissements requis étant très élevés, les coûts de mise en œuvre et l’absence de performance expliquent une adoption jusqu’ici lente. Toutefois, la pénurie de personnel dans le monde médical, y compris de médecins, tend à favoriser une minimisation des risques pour résoudre un problème devenu critique et source de création de valeur majeure – voire de survie pour certains établissements.
(2) Vérifier les capacités à mettre en œuvre et exploiter les solutions d’IA de manière appropriée, dans la durée : les capacités génériques d’intégration de la technologie sont liées aux infrastructures et matériels, aux moyens financiers, aux processus en place, aux compétences et savoir-faire et à la culture de l’organisation. Elles se déclinent tout au long du processus de développement, de test et de déploiement des solutions d’IA. Dans le cas de la santé, trois types de capacités sont particulièrement critiques : tout d’abord, la capacité à faire évoluer les métiers, les compétences et à accompagner les individus dans cette transition ; ensuite, la culture de l’innovation et des data (détecter des résultats biaisés, des vulnérabilités et des dysfonctionnements, interagir avec les machines, respecter les réglementations), pour adapter les solutions d’IA aux spécificités de leur contexte d’utilisation ; enfin, les capacités d’anticipation et de limitation des risques par les dirigeants et les managers pour permettre la responsabilisation et la vigilance collective. Le caractère à la fois récent et fortement évolutif de l’IA doit favoriser des démarches d’expérimentation permettant notamment de mieux maîtriser les risques et l’incertitude et d’ajuster rapidement les capacités.
(3) Implémenter les mécanismes de capture et de partage de valeur équilibrés et robustes, entre toutes les parties prenantes : il s’agit de garantir à l’intégrateur qu’il pourra capturer les bénéfices escomptés et les partager entre les parties prenantes internes et externes à son organisation, dont le personnel et les patients. Ces mécanismes concernent la façon dont les revenus sont générés, en particulier en termes de prix et de modalités de paiement des services à base de data et d’IA, et la façon dont ils sont partagés entre les acteurs de l’IA et ceux de la santé au niveau des contrats de développement et d’exploitation, en particulier des données – qui peuvent générer des services auprès de tiers comme les assureurs et les chercheurs.
En amont de ces conditions, des personnes à l’esprit entrepreneurial ont décidé de se lancer dans cette aventure, de convaincre leur top management et les investisseurs, de monter les partenariats avec des acteurs de l’IA bien choisis, de développer les usages en changeant les comportements des patients eux-mêmes, de négocier pour de nouvelles réglementations voire de faire du lobbying, de préparer la transformation de l’organisation – et en aval, sous l’impulsion de leur Direction Générale, des managers initient cette transformation en commençant par « embarquer » les équipes dans une aventure perçue comme très incertaine, et ce, dans une configuration organisationnelle revisitée
Le point critique de la dynamique des compétences, des métiers et de la formation.
Au-delà des nouveaux services et de l’efficience, l’IA questionne le futur du travail, des métiers, des connaissances et des compétences requises. La capacité à accompagner la transition des employés - pour certains, en situation d’anxiété élevée - est indispensable, les enjeux sont de motiver et d’engager les collaborateurs dans cette voie, mais aussi à attirer de nouveaux talents. Pour beaucoup, c’est une révolution dans la formation qui est requise avec ses questions radicales : faut-il re-former les collaborateurs tout au long de leur vie professionnelle ou bien faut-il recruter de tous nouveaux profils ?
Le problème est de rendre les gens capables de faire la transition en inventant de nouveaux chemins de développement de leurs compétences. De manière préliminaire, ceci suppose de s’interroger sur : les métiers et les compétences dans lesquelles investir, de manière sélective, étant donné le champ des possibles ; les publics cibles et leur accompagnement vers ces métiers en formation initiale et/ou en reconversion ; les programmes et les parcours de formation, du recrutement à l’évaluation ; les formateurs et les environnements de formation ; les modalités pédagogiques, plus expérientielles, tout au long de la vie ; les écosystèmes propices au développement d’une culture de l’innovation et des data où des cas d’utilisation de l’IA peuvent être testés en situation quasiment authentique afin de décider des applications les plus appropriées.
Par exemple, Bolster et al.(2022) expliquent comment un groupe d’experts
a identifié six nouveaux domaines de
compétences en matière de soins virtuels des patients :
(1) la sécurité des patients et l’utilisation appropriée de la télésanté
;
(2) la collecte de données et leur évaluation via un système de
télésanté ;
(3) la communication (interpersonnelle) via un système de télésanté
;
(4) l’éthique des pratiques de santé utilisant l’IA et le respect des
exigences réglementaires ;
(5) les technologies pour la télésanté (culture technologique) ;
(6) l’accès et l’égalité des soins en télésanté.
Ils soulignent aussi l’importance de permettre aux apprenants de répéter les compétences et les comportements grâce à des environnements d’apprentissage expérientiels, délivrant un feedback en temps réel et rendant accessibles les technologies utilisées en situation professionnelle.
Stanford propose une formation sur « L’IA dans les soins de santé ». La plateforme Kaggle organise régulièrement des compétitions et des défis en ligne de data science et d'apprentissage automatique portant sur le diagnostic médical, la prédiction de résultats cliniques etc.
L’ampleur du chantier « compétences et métiers » et son corollaire, la transformation du secteur de l’éducation et de la formation, peut bénéficier de la mobilisation d’écosystèmes d’innovation complexes. Ils sont propices à accélérer le développement d’une ingénierie pédagogique en collaboration avec les parties prenantes du secteur et à en mesurer les effets positifs, négatifs, anticipés et non anticipés et l’impact sur de domaine de la santé. A l’international, les initiatives se multiplient : l'Institut national de la santé des États-Unis (NIH) et l'Organisation mondiale de la santé (OMS) qui mettent à disposition des ensembles de données de santé publique pour la recherche et le développement d'algorithmes d'IA., le Health Data Hub pour permettre aux étudiants et aux chercheurs d'acquérir une expérience pratique dans le développement et l'application de solutions d'IA pour des problèmes de santé réels.
Vers un nouveau modèle économique et sociétal ?
Pour conclure, comme nous espérons l’avoir montré, l’investissement requis pour répondre à l’enjeu de dynamique de compétences associé à l’IA en santé est de très grande ampleur. Comme le suggère Harari, si la formation et l’éducation ne prennent pas la mesure de la révolution requise face à l’IA, en particulier dans le domaine de la santé, c’est sans doute un problème majeur de disqualification massive des personnels de santé qui s’annonce. Les compétences de certains seront devenues obsolètes, et ce, dans un contexte de non attractivité du secteur ce qui risque de se traduire en un problème majeur de société face à la pénurie de soins.
En cela, l’adoption de l’IA dans la santé présente un enjeu qui dépasse la formation et son montant d’investissement astronomique. Il s’agit bien de s’interroger sur les modalités de transition des individus et des équipes – qui les sortent de l’insécurité économique et psychologique actuelle et qui les motivent dans une nouvelle trajectoire d’apprentissage tout au long de la vie.