Par Elodie Jouny-Rivier (ESSCA School of Management) et Sihem Dekhili
(ESSCA School of Management, BETA-CNRS)
En moyenne, un
jouet n'est
utilisé que 8 mois avant de finir au fond d'un carton. Cette
statistique
choc résume le défi colossal auquel fait face l'industrie du jouet en
2025. A l’heure où les parents et leurs enfants deviennent de plus en
plus conscients des enjeux de la durabilité, comment cette industrie,
notamment les jouets sensoriels particulièrement consommateurs en
ressources, peut-elle répondre aux défis écologiques ?
Le boom des jouets sensoriels
Le marché des jouets sensoriels est en plein essor.
Évalué à 1,8
milliard de dollars en 2023, il devrait atteindre 4,5 milliards
d'ici 2032. Cette croissance fulgurante reflète l'évolution
des
attentes parentales, des parents de plus en plus soucieux du bon
développement de leurs enfants.
Inspiré de la pédagogie Montessori,
un jouet sensoriel est un outil
pédagogique, destiné à aider les jeunes enfants à explorer leur
environnement et à se préparer aux gestes de la vie quotidienne.
Conçus pour stimuler un ou plusieurs sens, ces jouets sont de
véritables concentrés de technologies sensorielles, naviguant entre
textures innovantes, sons rigolos et personnalisés, et designs
tactiles sophistiqués. Balles réfléchissantes aux couleurs, formes
et matières variées, cartes contrastées en noir et blanc pour les
bébés, jouets musicaux, tableaux multisensoriels pour initier à la
pré-écriture par le toucher, hochets créateurs de sons et de
vibrations à chaque mouvement, instruments de musique stimulant
l'ouïe tout en développant le sens du rythme… L'offre est
pléthorique et souvent déroutante !
Fabriqués pour la plupart en Asie avec des matières plastiques, ces
jouets nécessitent cependant un fort besoin en énergie dans leurs
étapes de production, comme l’eau et l’électricité. Cela ne concerne
pas que le jouet en lui-même puisque son packaging, bien souvent
jugé inutile, impacte aussi fortement l’environnement.
Alors, derrière cette préoccupation liée au développement infantile
se cache un paradoxe : ces jouets sensoriels, censés être des outils
d'éveil, deviennent de véritables instruments de surconsommation.
Chaque nouvelle collection, chaque innovation technique est un
prétexte au renouvellement, alimentant un cycle de consommation qui
contredit les principes de durabilité parfois promus par les marques
elles-mêmes qui sont tentées de renvoyer une image verte.
Face à ce constat, des entreprises françaises et européennes offrent
depuis quelques années des alternatives plus vertueuses en centrant
leurs efforts sur
la phase de conception notamment qui représente
80% des impacts environnementaux des produits.
Selecta, fabricant
allemand de jouets en bois, propose des gammes entièrement conçues
avec du bois issu de forêts durablement gérées, garantissant une
longévité en termes d’usage. En France, la marque Janod du groupe
jurassien Juratoys développe des collections de jouets sensoriels
pour les plus petits en utilisant des peintures naturelles et
des
bois certifiés FSC. L’entreprise
Le Jouet Simple constitue un
autre
exemple. Créée en 2021, cette jeune marque française a fait le pari
de la simplicité et de la durabilité. Leurs jouets sont conçus
localement, avec des matériaux recyclés et recyclables, et
privilégient des designs épurés qui laissent libre cours à
l'imagination et à la créativité de l'enfant.
La coopérative
Bioviva pousse encore plus loin cette logique en
proposant des jeux de société entièrement conçus selon des principes
d'économie circulaire. Leurs puzzles et jeux éducatifs sont
fabriqués à partir de matériaux recyclés, avec une traçabilité
complète de leur production.
Quel avenir pour les jouets sensoriels ?
La qualité écologique des jouets devra sans doute être renforcée pour
respecter les règlementations européennes (FCS, CE…) et leurs
potentielles évolutions et afin de prendre en compte les nouvelles
aspirations de parents préoccupés par l’enjeu de durabilité. Cette
approche suppose de repenser fondamentalement la relation aux objets
ludiques. Le véritable enjeu n'est plus de multiplier les stimulations,
mais de créer des environnements qui favorisent l'imagination et la
créativité de l'enfant. Un jouet idéal, outre une durée de vie
prolongée, devient celui qui offre des possibilités ouvertes, qui invite
à l'exploration plutôt que de proposer des interactions rigidement
prédéfinies et d’enfermer les enfants dans un certain type d’usage non
durable. Allonger la durée d’usage des jouets tout en favorisant la
créativité des enfants à des âges différents serait un moyen de
concilier les bénéfices pour l’environnement et les intérêts de la
cible.
L'industrie du jouet se trouve à un carrefour stratégique. Les
entreprises les plus visionnaires intègrent désormais plusieurs
principes d’éco-conception : jouets aux matériaux recyclés comme
indiqués précédemment,
corner de jouets de seconde main,
plateformes
d'échange entre particuliers ou de
location de jouets, ateliers de
réparation de jouets, gammes conçues avec des matériaux biosourcés…
Faire participer les parents et les enfants à la conception des jouets
via des
plateformes communautaires ou des
ateliers de co-création peut
également faire partie des initiatives permettant de développer des
produits plus durables et mieux adaptés aux besoins réels des
utilisateurs.
Ainsi, ce mouvement dépasse largement le cadre du simple objet. Il
interroge le rapport à la consommation, à l'apprentissage et au
développement de l'enfant. Comment concilier stimulation sensorielle et
responsabilité écologique ? Comment créer des objets ludiques qui
respectent à la fois les besoins de développement et d’éducation de
l'enfant, tout en prenant en considération les impératifs
environnementaux ?
L'enjeu est presque une question d’ordre philosophique. Il implique une
remise en question profonde de nos paradigmes éducatifs et de nos
modèles de conception et de consommation. Les jouets sensoriels
ne sont
plus de simples objets. Ils sont devenus des médiateurs essentiels entre
l'enfant, son environnement constitué de sa famille et de ses lieux de
socialisation, et les défis sociétaux contemporains. Dans ce contexte,
l'industrie du jouet se trouve à un tournant décisif. Saura-t-elle se
réinventer pour répondre aux attentes des parents tout en relevant le
défi écologique du siècle ? La réponse à cette question pourrait bien
façonner non seulement l'avenir du secteur, mais aussi celui de toute
une génération d'enfants.