Pourquoi certaines sociétés nous paraissent-elles comprendre le
consommateur mieux que d’autres ? Comment font-elles pour être en phase
avec ses attentes, anticiper brillamment ses besoins et rencontrer
automatiquement le succès avec les nouveaux produits qu’elles lancent
sur le marché ?
D’après Paul Millier, professeur à l’EM Lyon et auteur de l’ouvrage «
L’étude des marchés qui n’existent pas encore », « 45% des entreprises
innovantes ne font pas d’étude de marché, les autres en font mais ne les
utilisent pas. » On peut ajouter que lorsque les études sont utilisées
véritablement pour orienter des changements très profonds, elles peuvent
déboucher sur des échecs retentissants comme ce fut le cas dans le
fiasco du New Coke en 1985. Sentant son concurrent PepsiCo proche,
Coca-Cola avait annoncé la mise au point d’une nouvelle formule et lancé
une étude sur tout le territoire américain en interrogeant 10.000
consommateurs. Le New-Coke, résultat de ces recherches, a tenu moins de
trois mois en magasin avant un retour salutaire au Coca-Cola
classique.
Censée alimenter le moteur de l’innovation, la recherche marketing ne
semble donc pas jouer efficacement son rôle lorsqu’il s’agit d’avancer
sur des terrains vraiment nouveaux. Cela réside dans la spécificité
attachée à l’innovation, qui reste par définition du domaine du futur.
Tant que les études abordent des concepts qui représentent des
évolutions de continuité, effectuées en douceur, le processus
d’investigation reste intelligible à la fois pour le chercheur et pour
les personnes interrogées. Cela est naturellement bien plus difficile
dès qu’il faut s’aventurer sur des problématiques de rupture.
Qui interroger ?
Pour Clayton Christensen, professeur à Harvard et auteur du best-seller «
The innovator’s dilemna », les entreprises ont tendance à se concentrer
avant tout sur leurs cibles actuelles et à mieux écouter leurs meilleurs
clients. Cette attitude découle de l’orientation-client qui guide la
plupart des organisations. Mais en agissant ainsi dans leur recherche de
nouveaux produits, les sociétés passent à côté des véritables
innovations « disruptives ».
En effet, pour trouver de nouvelles idées ces organisations s’adressent
généralement à la cible qu’elles connaissent le mieux et qu’elles
cherchent en permanence à satisfaire. Elles s’imaginent trouver de
nouveaux moyens de fidélisation et prendre une longueur d’avance sur la
concurrence, avec des produits meilleurs, qui couvrent encore mieux les
besoins de leurs clients. Interrogés, ces derniers auront tendance à
focaliser l’attention de l’entreprise sur le prolongement de recettes
qui les ont déjà séduites dans le passé et lui faire rejeter, dans le
même temps, des innovations trop en rupture, susceptibles de remettre en
cause des habitudes ou des investissements existants (ex : les clients
Nespresso ou de serveurs IBM vont orienter naturellement les pistes
d’innovation vers des solutions qui n’exigeraient pas un renouvellement
complet de leur matériel).
La focalisation (saine en soi) sur ses propres clients a pour fâcheuse
conséquence, de faire oublier les autres cibles et segments de marché
non adressés, émergents ou qu’une innovation technologique majeure
pourrait développer.
Les sociétés connues pour leur capacité d’innovation nous enseignent à
regarder plus loin que sa cible et son périmètre d’action actuels.
Ainsi, Apple a su étendre son offre initiale bien au delà du marché des
utilisateurs de ses micro-ordinateurs, en adressant avec l’iPod,
l’iPhone et aujourd’hui avec l’iPad de nouvelles cibles très
larges. De même, Google, connu au départ pour son moteur de recherche a
su à la fois apporter des services prolongeant son coeur de métier
(recherche sur le poste de travail, sur des cartes géographiques…)
et élargir son offre à des applicatifs de plus en plus variés et avancés
(gestionnaires de messagerie, d’agenda ou d’images, applications
bureautiques en ligne, etc.), le tout, en conservant la « Google touch »
empreinte de dépouillement et de simplicité.
Que rechercher ?
Dans la masse des études réalisées, peu d’entre elles s’intéressent
véritablement à la détection des besoins non satisfaits.
Pour Tony Ulwick CEO de la société de conseil en Innovation Strategyn et
auteur du livre « What customers want », la plupart des entreprises sont
centrées sur les demandes des consommateurs pour guider leur croissance
et leur innovation. Pour Ulwick, beaucoup de méthodes qualitatives
fournissent une information bien intentionnée mais inadaptée et
terriblement trompeuse, qui aboutit au déraillement du processus
d’innovation. Plutôt que de considérer les « inputs » des consommateurs
comme des besoins, des bénéfices, des spécifications et des solutions,
les chercheurs devraient plutôt se concentrer sur les seuls indicateurs
que les consommateurs utilisent pour mesurer leur réussite lorsqu’ils
effectuent des tâches ou cherchent à ce que certains travaux soient
accomplis. Ulwick, pense que l’utilisation de ces indicateurs comme «
inputs » du processus d’innovation éliminerait une bonne partie du chaos
et de la variabilité qui nuisent particulièrement aux initiatives
nouvelles.
Par définition, aucune innovation de rupture qui marque son temps et
fait changer la façon de voir les choses ne peut être décrite en amont
par le consommateur lui-même. Le simple fait de consommer un produit ne
transforme pas les gens en visionnaires. Au lieu de demander aux clients
d’imaginer les solutions qu’ils attendent ou de formaliser des besoins
qu’ils ressentent, les études marketing devraient donc s’intéresser
davantage aux finalités poursuivies, en essayant d’en identifier les
prolongements possibles et les besoins non couverts.