Interview
Jean-Marc Léger, économiste et président fondateur de Léger, la plus importante firme de sondages et de recherche marketing au Canada
Survey-Magazine : Quels sont les acteurs présents sur le marché des études au Canada ?
Le Jean-Marc Léger : Léger est la première firme à propriété canadienne en recherche marketing. La société se positionne au deuxième rang en termes de parts de marché derrière l’acteur mondial Ipsos. Il y a ensuite de nombreux « N° 3 », comme les filiales de firmes internationales telles que Nielsen, JD Power, NPD, Kantar ou GFK mais aussi de nombreux acteurs régionaux comme Environics, Ekos, Hotspex, Abacus, Passenger Marketing ou CRC Research.
Comment s’équilibre la demande entre Quanti et Quali ?
Les études qualitatives représentent 36 % de la demande au Canada. Les études quantitatives dominent donc le marché avec un taux de pénétration de 64 %. Il s’agit surtout de besoins en matière de panels web. Il est intéressant de souligner le développement exponentiel des enquêtes web ces dix dernières années. Comme en France, les premiers temps étaient au scepticisme. Le métier s’interrogeait sur la représentativité, la fiabilité et la validité des données collectées à partir d’enquêtes web. C’est en 2010 que tout a basculé. Le géant de la grande consommation mondiale Procter & Gamble a transformé l’industrie en déclarant que la société prenait totalement part à l’online. Pour eux, les données issues des enquêtes internet étaient suffisamment précises pour bâtir des décisions marketing efficaces. L’industrie des études a suivi. La recherche internet a depuis fait ses preuves – comme l’ont encore prouvé les dernières élections. Nous avons bien sûr recours à la pratique web au sein de Léger. Nous détenons d’ailleurs le panel web le plus large et le plus diffusé au Canada.
Pouvez-vous nous citer quelques spécificités du marché canadien ?
Je peux citer quatre différences clefs. Rappelons pour cela quelques chiffres.
- Le chiffre d’affaires du marché au Canada s’élève à 500
millions de dollars ; dont la moitié est réalisée en Ontario. Les 50 %
restants se divisent entre les régions de Québec et de l’Ouest
canadien. Nous préférons donc parler de marchés régionaux en lieu et
place d’un seul marché canadien des études marketing. Comme vous
le comprenez, cette distinction a un impact direct sur les stratégies
marketing au Canada. Comme le marché est divisé en régions, les mandats
sont régionaux. Une firme devra ainsi être nécessairement implantée au
niveau régional afin de pouvoir conduire des études. À titre
d’illustration Léger compte cinq cabinets au Canada dans les
villes de Calgary, d’Edmonton, de Montréal, de Québec et de
Toronto. Parce que la ville de Toronto accueille de très nombreux sièges
sociaux de firmes américaines, les mandats y sont très souvent
internationaux.
- D’ailleurs la présence d’entreprises américaines –
tous secteurs d’activités confondus, et la proximité géographique
avec notre voisin avantagent grandement le marché canadien sur le plan
technologique. Notre industrie de la recherche marketing est ainsi
largement influencée par celle des États-Unis, et tout évolue très vite
en matière de nouvelles technologies. Le Canada est aux premières loges
et sait comment en tirer parti. Un des rapports de référence rédigés par
une maison américaine est bien sûr le GRIT. Les chercheurs canadiens
s’inspirent des tendances décrites et les adaptent à la réalité de
notre marché.
- Il y a enfin une troisième distinction qui réside dans la
complexité de mener des études qualitatives. Le Canada compte deux
langues officielles et six fuseaux horaires différents : Terre-Neuve
(HNT), Halifax, NS (UTC−4), Winnipeg (HNC), Regina (HNC), Edmonton (HNR)
et Vancouver (HNP).
- Finalement, le Canada connaît de plus une grande mixité culturelle
parmi sa population. Savez-vous que près d’une personne sur deux
qui vit à Toronto est née à l’extérieur du pays ? Tous nos clients
européens n’en ont pas forcément conscience lorsqu’ils nous
demandent de constituer des groupes de discussion pour mieux connaître
le marché au Canada.
Quelles sont les relations que vous entretenez avec le marché européen ?
Nous avons plusieurs mandats pour des entreprises européennes notamment françaises. La province de Québec compte le français comme langue officielle. Il est ainsi possible de faire affaire en Amérique dans la langue de Molière. Si nous devions résumer, nous pourrions dire que le Québec est la tête de pont pour le marché américain comme la France l’est pour l’Europe. Au-delà, la réalité nous rattrape. Les concurrents ne sont pas les mêmes et les marchés sont structurés différemment. Si nous prenons par exemple le cas des entrevues en face à face, il est difficilement envisageable d’appliquer les pratiques européennes au Canada. Le coût de l’étude serait trop élevé en raison de la structure du marché canadien et du facteur prépondérant de l’ethnicité. C’est une réalité que nous connaissons et pour laquelle nous sommes habitués.
Pouvez-vous nous raconter comment a évolué l’industrie au Canada ces 20 dernières années ?
L’industrie a connu une longue phase d’acquisition dans le domaine technologique vers la fin des années 90 et le début des années 2000 de la part d’acteurs mondiaux comme TNS, Ipsos et Gfk qui ont investi l’ensemble des marchés régionaux canadiens. C’était une course à la technologie dans un contexte d’effervescence. C’est à ce moment que nous avons nous-mêmes acquis ce qui est aujourd’hui Léger Métrics, une mesure de l’expérience client en temps réel. En 2017, la course à la technologie est toujours d’actualité. Les firmes d’études ont besoin de ces connaissances pour faire évoluer leur offre. On parle aujourd’hui de data analytics et de plateformes d’intelligence artificielle. Nous sommes tous conscients que la demande en matière de connaissance client a évolué. La maxime « Faster, Better, Cheaper » ne cesse de se vérifier. Le marché est en train de s’élargir. Les principaux acteurs sortent des sentiers battus pour répondre à la nouvelle demande des entreprises clientes, qui est celle de parvenir à tirer de l’intelligence de toutes les données en temps réel, et à un prix concurrentiel.
J’aime enfin apparenter l’évolution de l’industrie à la méthode empirique de questionnement (Who, What, Where, When, Why). Dans les années 70, le « mot-clef » des études était le WHAT. Les chercheurs obtenaient leurs réponses par le biais d’études quantitatives. Puis viennent le WHY et l’essor des études qualitatives dans les années 80. Le HOW dans les années 90 avec la modélisation du comportement des consommateurs en processus d’achat. Le WHO dans les années 2000 et les efforts dans le ciblage de la clientèle. Le WHAT IF représente assez bien les années 2010 avec la mise en place de modèles de prédiction. L’année 2018 et celles à venir semblent être, quant à elles, marquées par le potentiel de l’IA dans ses possibilités de livrer de l’information en temps réel. Le mot-clef me semble aujourd’hui être le WHEN, l’offre de mesure et d’intelligence marketing en temps réel.
Statistique Canada est une institution connue outre-Atlantique (www.statcan.gc.ca). Est-ce que les chercheurs en marketing profitent de ces données disponibles ?
Tout le monde s’accordera à dire que les données et les résultats d’études de Statistique Canada sont parmi les plus fiables. Bien que la profession ait ressenti une baisse de la qualité liée aux coupes budgétaires décidées par l’ancien gouvernement, la situation s’est nettement améliorée depuis l’élection du gouvernement de Justin Trudeau. En matière d’accès à l’information, nos chercheurs profitent aussi des très nombreuses sources en provenance des États-Unis. Bien qu’un mouvement similaire à celui de l’Open data en Europe et en France n’existe pas ici, les résultats d’études américaines s’appliquent relativement bien au marché canadien – avec quelques réserves bien sûr. Nous n’avons pas de grand débat sur la protection des données à caractère personnel (Data privacy). Les gens sont plus ouverts à partager des données en retour d’avantages financiers ou d’efficacité. C’est un des traits de la culture nord-américaine. Notre profession des études reste bien entendu réglementée et soumise à des lois fortes comme celles liées au consentement des répondants. Les polémiques qui commencent à se faire entendre sont portées sur les pratiques de certaines grandes entreprises en matière d’écoute et de collecte de données privées qui sont jugées intrusives. Une réglementation en la matière va certainement voir le jour dans les prochaines années.
Quel est votre avis sur l’arrivée des plateformes de veille sociale ? Est-ce que ces nouveaux outils peuvent remplacer les études ?
Nous montrons bien sûr un intérêt à ces nouvelles sources de données pour la connaissance client. Il s’agit surtout d’un intérêt « qualitatif » dans le sens où nous avons recours à ces données pour mettre en perspective des résultats d’études obtenus par des méthodologies avérées. Lorsque l’on s’intéresse aux données issues des réseaux sociaux, on peut rapidement constater un grand nombre d’aléas. Certains éléments externes peuvent facilement biaiser les informations présentes sur Facebook et Twitter. Les récentes élections américaines les ont encore montrés.
Selon vous, quel est l’avenir du marché des études marketing au Canada ?
C’est un avenir d’opportunités où les technologies évoluent à grande vitesse. Nous avons aujourd’hui accès à de multiples sources de données que l’on peut combiner entre elles. Nous mesurons par exemple l’expérience vécue par des clients avant, pendant et après leurs achats avec les outils Léger Métrics. Cette collecte de données automatisée permet à un géant tel que Staples d’être alerté en temps réel d’un dysfonctionnement qui pourrait survenir dans l’un de leurs 340 magasins au Canada. Ces données sont ensuite couplées aux données transactionnelles pour obtenir plus d’insights. La condition d’une telle réussite est d’investir dans les technologies – quitte à revoir les marges à la baisse pendant un certain temps. Les entreprises et les professionnels du marketing ont accès à tellement d’informations aujourd’hui. Les firmes de recherche doivent conserver leurs avances. C’est notre métier de livrer des insights pertinents avec des recommandations de qualité. Le défi est de maintenir un tel niveau d’excellence et de services à haute valeur ajoutée. L’IA apparaît en la matière comme un moyen de gagner rapidement en intelligence.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi l’IA est pertinente pour les études ?
Rappelons tout d’abord que l’IA a réalisé des choses
extraordinaires dans des marchés connexes tels que celui de la santé
avec l’accès à des pronostics en temps réel ou dans le domaine
bancaire avec l’analyse du risque de crédit par exemple. En ce qui
concerne les études, l’IA semble être la technologie désignée pour
prédire des comportements modélisés à partir de l’analyse de
quantité de données. Voici donc le Graal convoité pour lequel l’IA
semble être le moyen d’y accéder : les prédictions de marché. Les
entreprises comme Facebook, Google et Apple y investissent massivement.
Nous sommes d’ailleurs en train d’assister à
l’émergence d’une grappe industrielle de l’IA à
Montréal. Le gouvernement appuie ce développement qui est extrêmement
positif pour la région de Québec. On s’en tient bien sûr très
proche en tant que firme leader en recherche marketing. En réalité nous
en sommes encore aux balbutiements. L’accès aux nouvelles données
(que l’on présente sous le terme de « Big Data ») correspond à un
premier niveau technologique – qui est aujourd’hui atteint. Nous
avons aussi franchi un deuxième seuil avec les capacités d’analyse
et de visualisation de données. La troisième et prochaine étape est
d’établir des modèles de prédiction de marché et de comportement.
Nous en sommes aux investissements et aux phases de tests. Nous ne nous
y trompons pas. Bien que notre métier repose sur une démarche
scientifique, nous sommes aussi ceux qui mesurent l’émotion –
contrairement à d’autres professions. On décrit souvent les études
comme « la science exacte de l’a peu près ». Il faudra, je pense,
encore des années d’essais et d’erreurs pour que l’IA
soit maîtrisée et permette aux professionnels d’obtenir des
insights de qualité en temps réel, et donc de livrer rapidement de
l’information utile pour la prise de décision marketing. Il reste
qu’il s’agit d’un monde d’opportunités. Les
nouvelles générations de chercheurs y sont d’ailleurs mieux
préparées que leurs prédécesseurs avec une appétence technologique. Ce
qui présage un bel avenir pour les études – et ce, des deux côtés de
l’Atlantique.
La seule manière de prédire l’avenir est de le créer, disait Peter
Drucker.
C’est à nous tous de créer ce nouveau monde de la recherche
marketing.