Le marketing ethnique est en vogue en France. Les minorités ethniques,
traditionnellement présentes dans le sport et la musique, commencent à
être plus visibles dans les médias et la publicité.
Les marques s’y intéressent et veulent mieux connaître les
différentes cibles potentielles pour leur proposer des produits ciblés
et/ou une communication collant mieux à leurs spécificités et à leurs
besoins. Dans un pays où l’on est très sensible à
l’utilisation des données personnelles et très opposés au
communautarisme, peut-on mener des études intégrant le critère ethnique
des citoyens ?
Il a beaucoup été question des minorités ethniques dans les médias.
AInsi, l’arrivée de Harry Roselmack au JT de TF1 a soulevé la
question de la représentation des minorités visibles à la télévision et
à la radio. La question de la « discrimination positive » a suscité de
nombreuses prises de position tout comme le souhait de certaines
entreprises de connaître l’origine ethnique de leurs salariés pour mieux
promouvoir la diversité. Les fameux fichiers ethniques du Ministère de
l’Intérieur ont soulevé en leur époque l’indignation tout comme
certaines études portant sur l’origine ethnique des personnes. Ces
débats ont distillé des idées parfois fausses sur ce qu’il est possible
ou non de faire en matière d’études comportant notamment des questions
sensibles comme la race, la religion, l’origine de la personne ou de ses
ascendants, etc.
La méfiance par rapport aux fichiers ethniques
Contrairement aux Etats-Unis où Blancs, Noirs, Hispaniques, Asiatiques et bien d’autres communautés se côtoient avec des valeurs et des modes de vie parfois très différents, la France, qui possède la plus importante société multi-culturelle d’Europe avec plus de 10% de la population d’origine étrangère voit généralement d’un très mauvais œil toute distinction fondée sur les origines géographiques ou ethniques de ses citoyens. Toutes les investigations prenant en compte la couleur de peau, le pays d’origine ou l’ascendance sont rejetées et accusées de mettre en péril le pacte républicain ou de participer à un « fichage ethnique ». Ces freins se manifestent même lorsqu’il s’agit d’utiliser ces distinctions pour mieux évaluer les actions à mettre en œuvre pour améliorer la situation et la représentation des minorités ethniques.
Ainsi, l’autorisation donnée récemment par la CNIL et le Ministère
de l’Education Nationale à l’Institut national
d’études démographiques (Ined) d’interroger un échantillon
de 1.000 enfants de migrants a suscité de vives protestations. Des
organisations de lutte contre le racisme et les discriminations, dont le
Mrap, ont exprimé leur inquiétude, estimant que « l’interprétation
ethnique, se substituant à une analyse sociale, présente le danger de
racialiser certaines données ».
Pourtant il ne s’agissait pour l’Ined que de mesurer
l’intégration des secondes générations et de fournir les données
statistiques nécessaires à la définition et à la mise en oeuvre des
politiques en matière d’intégration. Pour réaliser son étude,
l’Ined a certes prévu de sélectionner les personnes interrogées de
manière aléatoire dans l’annuaire téléphonique selon la consonance
de leurs noms et prénoms. C’est cette constitution de fichiers
nominatifs intégrant les critères d’origine ethnique qui a alarmé
les associations et failli générer un refus de la CNIL. Cette dernière a
finalement donné son feu vert en estimant que l’intérêt public
était en jeu et que l’Ined offrait les garanties de sérieux et de
confidentialité. Dans d’autres pays européens, la même enquête a
été effectuée sans recours à ce type de méthodologie, simplement parce
que les informations sur le pays de naissance des individus et de leurs
parents figurent directement dans les registres de population, ce qui
n’est bien sûr pas le cas en France.
Dans cette affaire, la position de la CNIL a été plus souple que par le
passé. En effet, au mois de février 2006, la SOFRES s’est vue
refuser la possibilité de constituer un échantillon pour mener un
sondage d’opinion téléphonique destiné à « objectiver, mesurer et
analyser l’état de l’opinion de la communauté juive de
France ». La méthode envisagée consistait à :
- identifier une liste d’environ cent-soixante noms à consonance
juive sur la base du « Guide des patronymes juifs » édité par Actes Sud
- procéder ensuite à une sélection aléatoire dans le fichier des
abonnés au téléphone, d’environ quinze mille personnes portant un
des patronymes identifiés
- déterminer enfin sur la base de cette liste l’échantillon de
cinq cents personnes qui seront interrogées téléphoniquement
A son tour, le CRIF qui a saisi la Commission d’une nouvelle demande au mois de mars, en proposant une nouvelle méthode d’échantillonnage, a essuyé le même refus. La nouvelle méthode proposait de remplacer l’identification à partir du « Guide des patronymes juifs » par l’identification et l’extraction des cent cinquante noms apparaissant le plus fréquemment dans le fichier des donateurs de l’Appel juif unifié de France.
Ce que dit la loi
Légalement, la constitution de fichiers «ethno-raciaux» n’est pas autorisée en France. Le 1er paragraphe de l’article 8 de la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 stipule qu’il « est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci ». Cette interdiction peut toutefois être levée pour « les traitements pour lesquels la personne concernée a donné son consentement exprès ». Dans sa jurisprudence, la CNIL fait généralement la distinction entre deux types de fichiers :
- les fichiers anonymes (ou rendus anonymes au moment de leur
exploitation) issus d’échantillons aléatoires et destinés à des études
et analyses n’ayant pas d’impact individuel sur les personnes ainsi
interrogées. C’est le cas des études marketing ou des enquêtes sociales.
- les bases de données nominatives constituées à des fins de gestion
et de suivi des dossiers individuels : personnel des entreprises ou des
administrations, assurés, cotisants, chômeurs, étudiants, etc.
Dans le premier cas, la manipulation et l’exploitation statistique des
fichiers anonymes ou anonymisés est autorisée. Dans le second, le
stockage et la manipulation de données ethniques ou sensibles (opinions
politiques, syndicales ou religieuses par exemple) sont formellement
interdites.
Pourquoi les requêtes de la Sofres et du CRIF ont-elles alors été
rejetées dans la mesure où il s’agissait d’une enquête statistique avec
un traitement final anonymisé des données recueillies ? L’arrêt de la
CNIL ne remet pas en cause la légitimité de l’enquête mais reproche la
méthode de constitution de l’échantillon à partir de tris opérés sur la
consonance des noms de personnes dont le consentement préalable ne peut
être recueilli.
On peut noter que c’est exactement le même cas de figure que pour
l’enquête de l’Ined qui repose aussi sur le repérage des personnes à
interroger à partir de la consonance de leur nom. Malgré la notion
d’intérêt public mise en avant (et qui est prévue par la loi I&L au
paragraphe III de l’article 8) pour autoriser cette enquête, on ne peut
s’empêcher d’interpréter cette décision comme un assouplissement des
positions habituelles de la CNIL.
La pratique des études “ethniques”
Les règles de la CNIL régissent le traitement des données personnelles
contenues ou appelées à figurer dans des fichiers. La CNIL considère
comme donnée à caractère personnel toute information relative à une
personne physique qui peut être identifiée directement ou
indirectement.
Lorsqu’une étude porte sur un échantillon aléatoire et que l’on
n’utilise pas les coordonnées de la personne ou un quelconque code
permettant de la retrouver, l’enquête peut être réalisée librement et
n’entre pas dans le cadre de la loi Informatique & Libertés. Ainsi,
une enquête téléphonique avec extraction aléatoire des numéros de
l’annuaire et pour laquelle on ne conserve pas le numéro de téléphone et
les coordonnées des personnes interrogées n’a pas à être déclarée à la
CNIL. Cette enquête peut comporter n’importe quelle question de quelque
nature que ce soit (religieuse, politique, raciale, etc.) à condition
que ces informations ne permettent pas, directement ou par recoupage, de
retrouver une personne interrogée.
Lorsque l’anonymat ne peut être assuré, l’enquête doit être déclarée à
la CNIL. Les dispositions légales détaillées plus haut, permettent
l’insertion des questions ethniques ou sensibles dans cette enquête, à
condition de s’assurer de l’accord exprès de la personne interrogée.
Ainsi, vous pouvez, dans une enquête dans laquelle vous relevez le nom
des répondants ou conservez une donnée qui permet de les retrouver (n°
de téléphone, code, etc.) poser toutes les questions que vous souhaitez,
y compris les plus sensibles, à condition de faire signer, par exemple,
un document indiquant que la personne interrogée accepte que ces
informations fassent l’objet d’un traitement informatisé.
La constitution d’un panel ethnique est également tout à fait légale, à
condition toujours d’obtenir l’autorisation des personnes concernées. Il
faut bien sûr se conformer également aux dispositions habituelles
concernant la manipulation et la conservation de données individuelles,
à savoir :
- que les données soient collectées et traitées de manière loyale et
licite
- qu’elles soient collectées pour des finalités explicites et
légitimes et qu’elles ne soient pas traitées ultérieurement de manière
incompatible avec ces finalités
- qu’elles soient adéquates, pertinentes et non excessives au regard
des finalités pour lesquelles elles sont collectées et de leur
traitement ultérieur
- qu’elles soient exactes, complètes, et si nécessaire, mises à jour
- qu’elles soient conservées sous une forme permettant
l’identification des personnes concernées pendant une durée qui n’excède
pas la durée nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont
collectées et traitées
Des sociétés se sont spécialisées dans les enquêtes et la constitution de panels ethniques. C’est le cas par exemple de Sopi (www.sopi.fr) qui propose, sur son site une “grande enquête sur la France de la diversité” et qui a élaboré, à partir des données recueillies des socio-styles des populations d’origine étrangère (”positive thinkers”, “révoltés identitaires”, “comme au pays”, etc.). Sopi propose aussi des études sur “le marché du halal en France”, “la cosmétique noire”, “les transferts d’argent”, etc.
L’évolution vers une meilleure connaissance de minorités représentant une
part de plus en plus significative de la clientèle va certainement
inciter à un développement de ce type d’études. Un assouplissement de la
loi peut faciliter les choses. Mais le spectre du fichage ethnique
veille et risque d’empêcher toute évolution dans ce domaine.
A tort ou à raison ?