Le consommateur se croit conscient et rationnel. Son cerveau, contrairement à cette idée faussement répandue, prend le plus souvent des décisions inconscientes, instinctives et irrationnelles. Elles sont fréquemment davantage guidées par ses émotions et ses désirs que par sa réflexion. Telle est la leçon fondamentale que nous apprennent les multiples études émanant de la recherche neuroscientifique. Un nombre accru d’experts aux Etats-Unis tels qu’A.K Pradeep et Martin Lindstrom en souligne l’importance. Ils proposent de nouvelles méthodes et techniques issues des neurosciences, permettant de comprendre, mieux que les traditionnelles études marketing, le comportement de la face cachée du cerveau du consommateur.
LA LIMITE DES ETUDES TRADITIONNELLES
Les experts en neurosciences interpellent sur le fait que certains
professionnels du marketing et de la communication persistent à faire
reposer une très large majorité des études sur l’idée que le
client est rationnel et cohérent dans ses réponses et dans ses achats.
Les mêmes experts montrent, dans leurs diverses publications fondées sur
l’analyse neuroscientifique, que 70% à 80% des achats sont
irrationnels et seulement rationnalisés après avoir été
réalisés. Que, dans ses réponses aux études, le consommateur ne
dit pas ce qu’il ressent ou pense, bien souvent ne sait pas
formuler ses réponses, ou encore se trompe pour exprimer ce
qu’il éprouve. C’est en particulier vrai
lorsqu’il est interrogé sur de très nombreux sujets délicats tels
que la politique, le sexe, le racisme, la mort, le vieillissement, la
vie de couple, les relations avec les enfants, etc. Les prévisions
erronées des récents sondages politiques tant aux Etats-Unis qu’en
France ne feraient que supporter cette idée. C’est aussi le cas
lorsque l’on demande à un citoyen de décrire par la parole ou à
l’écrit ce qu’évoque un de ses sens. Les réponses sont
diffuses et difficilement codifiables. Martin Lindstrom, qui a réalisé
une expérience portant sur plus de 2 000 enquêtes sous IRM, est encore
plus radical dans ses interrogations. Il se demande pourquoi en dépit
des millions de dollars dépensés chaque année en études sur les
produits, les échecs des lancements continuent à frôler les 80%
peu de temps après leur promotion. Pourquoi malgré les
milliards de dollars dépensés en publicité télévisée – budgets qui
ne cessent de croître d’une manière exponentielle depuis plus de
20 ans – le taux de mémorisation des campagnes, 10 minutes après
avoir été visionnées, ne cesse de décliner. Dans de très nombreux pays,
il est descendu en dessous de 5%. Son constat, comme celui
d’autres experts, est cinglant.
« Lors des traditionnelles études marketing, les
clients
ne déclarent pas ou sont incapables de déclarer
ce
qu’ils pensent ou ressentent réellement ».
Pour le savoir, il faut utiliser d’autres techniques et méthodes qui permettent d’appréhender les pensées inconscientes du cerveau des consommateurs. Elles sont désormais à la portée des dirigeants marketing en se référant au savoir acquis par les neurosciences. Il ne s’agit pas de remplacer le marketing traditionnel mais de le compléter. L’ère du consommateur se voit peu à peu remplacer par celle du « neuro-consommateur », et avec Internet, par celle du « neuro-conso-acteur ». Les changements sont d’une telle importance que les entreprises doivent impérativement savoir les encadrer, dans leurs applications, par d’importantes précautions et règles à la fois éthiques et déontologiques. L’intérêt des recherches sur le comportement irrationnel du cerveau du consommateur pour le métier marketing est double. Le premier consiste à enrichir la connaissance du consommateur grâce à des outils plus performants que les traditionnelles études en marketing. Le second est de rendre les actions du marketing, de la vente et de la communication, des marques plus efficaces en devenant « neuro-compatibles ».
DE NOUVELLES POSSIBILITES DE SEGMENTATION
Une première connaissance utile est relative aux différences comportementales structurelles des cerveaux selon : l’âge, le sexe, l’appartenance à une génération… Cette connaissance permet de réfléchir à de nouvelles formes de segmentation et d’actions plus « neuro-compatibles » que les modes de segmentation habituellement utilisés en marketing. L’étude des savoirs sur le fonctionnement de la mémoire rend plus pertinent les arguments mis en avant pour permettre au client d’avoir un meilleur souvenir d’une marque ou d’une communication. La compréhension du rôle joué par les émotions et les désirs dans les processus d’achats apporte des informations utiles pour connaître si la politique de pricing est estimée légitime par le cerveau du client. Elle permet de savoir si la présentation d’un produit, d’un service, d’une communication ou d’une marque crée de l’émotion, et suscite du désir…
L’utilisation des techniques
neuroscientifiques donne des connaissances pertinentes sur la manière
dont
sont inconsciemment perçues par le cerveau
les marques ou
les communications.
Des sociétés, telles que NeuroFocus utilisant l’EEG, aident le marketing des entreprises à comprendre comment le cerveau perçoit, dans son intimité profonde, la présentation des marques ou des annonces. « Attirent-elles l’attention ? Créent-elles un engagement émotionnel ? Sont-elles mémorisées ? Présentent-elles de l’intérêt ? Donnent-elles envie d’acheter ? Apportent-elles un sentiment de nouveauté au cerveau ? ». Pour A.K. Pradeep, Dirigeant fondateur de NeuroFocus, les enseignements obtenus en utilisant l’EEG permettent de savoir, bien mieux que les traditionnelles enquêtes, les chances de succès ou d’échec d’une marque ou d’une campagne de communication. Ils contribuent à corriger les éléments de la communication incompris ou mal perçus par le cerveau.
L’EMERGENCE DU « MARKETING SENSORIEL »
Les applications en marketing sont de plus en plus nombreuses.
Une des plus fréquentes réside dans « le marketing sensoriel
». Les sens ont une communication directe avec le système
limbique du cerveau, centre de la mémoire et des émotions, en
court-circuitant la conscience. Nos cinq principaux sens : la vue,
l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût peuvent être
directement sollicités pour donner des impressions agréables au cerveau.
C’est le cas pour les espaces de vente et de distribution. Leurs
directeurs du marketing savent que plus un client reste longtemps dans
un point de vente, plus il achète. Si ses sens trouvent l’endroit
plaisant, il reste pour flâner et consommer. Pour créer une
atmosphère positive, de nombreux espaces proposent à chaque sens des
clients : une vision agréable à l’instar du parcours
Ikea, des odeurs évocatrices et attirantes comme dans les magasins
Boulanger, une musique destinée à créer de la bonne humeur comme dans la
plupart des espaces de vente, une tentative de plaire à l’ensemble
de nos sens comme chez Nature et Découvertes, de les solliciter
vigoureusement comme chez Abercrombie & Fitch… Certaines
sollicitations sensorielles procurent également une impression
spécifique au cerveau. De nombreuses études
neuroscientifiques montrent que la couleur rouge d’une robe rend
la personne qui la porte plus attirante, le noir plus chic tandis que la
musique classique confère à l’environnement ou au produit un
aspect haut de gamme. Selon son tempo, la musique ralentit ou accélère
la présence dans un lieu de vente. Le goût se voit très fortement
influencé par l’odorat, la vue et même le bruit que fait le
produit en bouche, comme celui des chips ou du hamburger.
L’ensemble de ces sollicitations font déjà
l’objet d’études neuroscientifiques dans des sociétés
convaincues de la forte influence du « marketing sensoriel » sur les
achats.
Les constructeurs automobiles disposent d’importants services qui se consacrent à l’étude des éléments sensoriels émanant des voitures. Des sociétés aussi différentes que : BMW, Coca Cola, Mc Donald… engagent des recherches dans ce domaine. Grâce à l’utilisation du « marketing sensoriel », certaines enseignes font progresser leur taux de fréquentation et leur chiffre d’affaires de manière significative. Pour un nombre accru de sociétés dans des secteurs d’activités aussi différents que : la grande distribution, la construction automobile, l’hôtellerie, la restauration…, le « marketing sensoriel » devient une composante essentielle de la démarche marketing.
L’APPLICATION AU WEB
Le marketing sensoriel rencontre une attention toute particulière auprès des entreprises du « web » qui éprouvent la nécessité de corriger ses lacunes dans ce domaine. Outre l’aspect peu chaleureux de ce médium, les sociétés de l’internet cherchent à combler ses faiblesses au niveau de deux sens qui lui manquent structurellement : l’odorat et le toucher. Les experts en marketing sensoriel entreprennent de nombreux efforts pour combler l’aspect impersonnel d’internet. L’utilisation d’une face de personne sur la première page, tente, par exemple, de la rendre plus humaine et sympathique au cerveau. Certaines méthodes sont employées pour compenser l’absence de l’odorat et du toucher. Parmi elles : le couplage du « web » avec un point de vente, l’utilisation de photos sensorielles, de vues qui donnent l’impression à l’internaute de manipuler le produit, des descriptions ou des commentaires clients évoquant la senteur ou le goût des offres présentées, la possibilité de recevoir le bien pour le tester, une politique de retour généreuse… De nouvelles technologies sont mises en place pour transmettre l’expression de ces deux sens sur les pages « web ». Les images en 3D permettent de mieux montrer la qualité des produits. La société Exhalia utilise une clé USB pour diffuser des olfactions. En collaboration avec cette entreprise, une école hôtelière japonaise expérimente des cours de cuisine en ligne. De vastes réflexions sont aussi engagées pour donner aux internautes une sensation de toucher à partir de l’utilisation des technologies « haptiques ».
LE NOUVEAU DEFI DE LA CREATION DE «MARQUES SENSORIELLES»
Le « marketing sensoriel » connaît d’importantes applications dans la création de « marques sensorielles ». Des marques qui ne veulent pas seulement être considérées comme qualitatives par le consommateur. Des marques qui recherchent une véritable relation d’affection voire d’amour avec leurs clients. Elles mettent à profit l’utilisation de l’ensemble des sens organisés de manière congruente, c’est-à-dire logique entre eux et cohérente avec l’ensemble de la communication interne et externe. Des enseignes aussi différentes que : Dior, Apple, Harley Davidson, Red Bull, Nespresso, Sofitel, Chateâuform’ [voir à ce sujet l’article « Châteauform’, ici vous êtes chez vous » publié dans un précédent numéro de Survey-Magazine] accordent un vif intérêt à se doter d’une « marque sensorielle ». C’est aussi le cas de petites entreprises. Elles cherchent à travers la création d’une atmosphère sensorielle un moyen original et différenciant de s’attacher la fidélité affective de leur clientèle. La société Antoine et Lilli se crée une image de marque spécifique et augmente la vente de ses vêtements en les dotant d’un toucher agréable et d’un parfum particulier. L’hôtel Jobo (pour Joséphine et Bonaparte) situé dans le Marais à Paris se dote d’une image de marque sensorielle spécifique évoquant l’ambiance du Premier Empire à l’époque moderne. Un concessionnaire de motos Yamaha de la région rouennaise élabore une marque de passionnés de motos, Flash 76, en utilisant les apports humains du « marketing sensoriel et expérientiel ». La marque de magasins 64 au pays Basque, 66 en Catalogne, propose une atmosphère cohérente destinée à séduire les amoureux de ces régions.
LA PERCEE DES APPROCHES « NUDGES »
Compte tenu des importants budgets engagés dans le monde, la communication publicitaire est largement intéressée par les méthodes neuroscientifiques. De nombreuses recherches fondées sur les connaissances et techniques issues des neurosciences sont utilisées pour évaluer l’effet subliminal (hors de la conscience de l’auditeur) produit par les messages. Des tests sont également réalisés à partir des techniques telles que l’IRM, l’EEG, les mesures d’oculométrie (eye-tracking) couplées à des techniques électrodermales… pour comprendre les effets d’une communication sur le comportement du cerveau des consommateurs. A partir des résultats obtenus, les experts proposent des solutions permettant d’améliorer les éléments de la communication qui ne sont pas « neuro-compatibles ». De nouvelles approches de la communication fondées sur les principes de l’économie comportementale émanant des travaux de Daniel Kahneman (Prix Nobel d’Economie en 2002) et d’Amos Tversky commencent à se développer : il s’agit des nudges, littéralement en anglais « petit coups de coude » [lire à ce sujet le dossier dédié à l’économie comportementale].
LA NOUVELLE DONNE DES RESEAUX SOCIAUX
Les recherches sur le comportement inconscient du cerveau du «
neuro-consommateur » voient de nouvelles applications suscitées par les
importants bouleversements induits par la révolution digitale à partir :
du « web », du « Big Data », des réseaux communautaires et sociaux.
Quand on sait, selon des experts de l’Université Carleton
d’Ottawa, qu’il faut à peine 50 millisecondes à un
internaute pour décider d’ouvrir une page internet,
que le taux de rebond (ouverture de la seconde page) est aussi très
rapide, on comprend à quel point les automaticités du cerveau reptilien
ou limbique sont sollicitées. A la vue d’une page
émotionnelle, le cerveau tend à répondre en utilisant ce que Daniel
Kahneman appelle « le système 1 ». Le « système 1 de la
pensée » fonctionne en pilotage automatique, en mode
d’intelligence instinctive, hors de la conscience. Il
s’active lorsqu’une personne doit prendre une décision
rapide sans avoir le temps de lui consacrer la durée nécessaire pour la
réflexion. Il ne nécessite aucun effort attentionnel et fait des choix
très rapidement. Il peut entrainer une prise de décision d’achat
instinctive immédiate. Des initiatives qui peuvent être regrettées des
minutes plus tard lorsque le « système 2 de la pensée », lent
mais conscient et rationnel s’active. Il est souvent
malheureusement trop tard. L’achat est réalisé et la carte
bancaire débitée.
Certains sites internet, comme ceux qui proposent
des enchères en ligne, savent jouer sur l’émotion qui émane de la
peur, celle de rater une affaire ou de ne pas se procurer le produit
désiré.
Le prix proposé rapidement par l’internaute pour saisir l’achat peut, par la suite, paraitre excessif en regard de la valeur réelle du bien acheté dès que le « système 2 » prend les commandes de son cerveau. Une société comme Amazon dispose d’un dispositif de commandes particulièrement performant pour réduire le temps qui s’écoule entre la sélection d’un produit et la commande. Le client a certes du temps pour annuler sa commande mais ce n’est pas fréquemment le cas. Pour leur part, les réseaux sociaux créent une importante mutation des consciences. Ils remplacent peu à peu la conscience individuelle par une conscience qui devient collective. Le « neuro-consommateur » est en passe de devenir un « neuro-conso-acteur » remplaçant sa prise de décision personnelle par une décision collective émanant de ses communautés d’appartenance. De telles mutations structurelles dans le cerveau des clients ne manquent pas d’entraîner les directions marketing à entreprendre de profondes réflexions sur la manière de les appréhender et d’y répondre.
VISION D’AVENIR
La révolution digitale remet le consommateur au centre des
préoccupations des entreprises au risque de se voir exclues
progressivement des marchés. Le pouvoir des directions
marketing s’en trouve renforcé afin de proposer une adaptation
rapide aux nouvelles contraintes imposées pas cette révolution. Une
prochaine révolution est en voie d’éclosion. Celle de la
compréhension du comportement inconscient du cerveau des consommateurs
seuls ou dans le cadre de leurs collectivités digitales. Elle est
désormais possible grâce à l’utilisation des neurosciences
en marketing. Pendant plusieurs années, nous avons assisté
aux conférences dans différents pays sur ce sujet, rencontré les experts
en neurosciences et en neuro-marketing, interrogé les dirigeants du
marketing et de la communication des sociétés en pointe de divers
secteurs d’activités…
Nous avons constaté, à notre grande surprise,
combien cette préoccupation est d’actualité.
Aux USA comme en Grande Bretagne mais aussi en Corée du Nord, au Japon, en Chine, les sociétés leaders dans les domaines de la communication et de l’e-communication, de la m-communication, des produits de grande consommation, de la distribution, des services (restauration, hôtellerie, finance, édition, agences de voyage…) en collaboration avec des professionnels du domaine, consacrent des budgets importants à l’étude et à la connaissance du « neuro-consommateur ». Pour leurs directeurs du marketing et de la communication, ces nouvelles notions de « neuro-consommateur » et de « marketing sensoriel » font déjà partie intégrante comme celle du « marketing digital » de la démarche marketing. Une telle évolution ne se produit pas sans danger. Le risque de manipulation, en faisant appel à des procédés subliminaux qui s’adressent directement au cerveau en dehors de toute conscience, n’est pas à exclure. Il apparaît donc fondamental, pour les sociétés qui se lancent dans cette aventure, de s’entourer d’importantes préoccupations éthiques et déontologiques avant d’engager des actions dans ce domaine. Il importe aussi aux Etats comme aux organismes intéressés par la protection et la défense des consommateurs de bien comprendre comment se comporte la partie inconsciente du cerveau dans les actes d’achats ou lorsqu’elle est sollicitée par la communication. Une sérieuse connaissance dans ce domaine doit leur permettre de proposer des lois ou directives efficaces permettant de protéger les citoyens face à des propositions abusives qui pourraient émaner d’entreprises peu scrupuleuses.
Cet article a été co-écrit avec Anne Sophie Bayle-Tourtoulou, professeur associé à HEC Paris.