Au fil des ans, la veille s’est imposée comme un outil incontournable d’aide à la décision stratégique, notamment en matière de marketing et de connaissance client, en permettant aux entreprises de transformer des données, recueillies de façon automatisée, en avantage concurrentiel. Aujourd’hui, la combinaison du Big data et de l’intelligence artificielle est en train d’opérer de profonds changements – fonctionnels et organisationnels – dans tous les secteurs professionnels. Ce phénomène impacte directement la veille traditionnelle, qui se mue en processus d’analyse intelligente des données, ou data intelligence. Cependant, l’humain reste au cœur du processus décisionnel.
Depuis quelques années émergent de nombreux outils dits « intelligents » ou « apprenants », qui commencent à étoffer les solutions de veille, pour adapter l’offre aux volumes gigantesques de données issues du Big data. Pour contextualiser les résultats de la veille, tout d’abord, les outils de data visualisation facilitent désormais la lecture et la compréhension de données de tous types, structurées et non structurées – données géographiques, temporelles, tendances – par des schémas, des graphiques et des représentations visuelles diverses. « Les tableaux de bord ainsi créés et consultables sur les plateformes collaboratives des entreprises sont paramétrés par les administrateurs de façon à correspondre exactement au besoin précis de l’utilisateur, explique Bruno Étienne, président de KB Crawl SAS, éditeur français de solutions de veille stratégique. C’est un gain de temps précieux lorsqu’il s’agit de s’approprier rapidement et efficacement de nombreuses informations, sur une problématique particulière ».
Pour faciliter l’analyse et l’extraction des données textuelles, se développent aussi des outils de fouille de textes, ou text mining, « qui peuvent par exemple permettre à un responsable marketing/relations clients de faire apprendre à un tel logiciel comment reconnaître, parmi les échanges de clients sur les réseaux sociaux et les forums de discussion, des informations pertinentes indiquant les tendances et influences du moment », poursuit Bruno Étienne. Existent aussi des logiciels d’analyse sémantique et linguistique, basés sur le traitement automatique du langage naturel. En croisant là encore tous types de données textuelles issues de la veille effectuée sur le web comme de fichiers internes à l’organisation, l’analyseur sémantique construit des proximités linguistiques, contextualise et donne du sens. « Les données raffinées par l’analyseur sont dès lors disponibles pour l’utilisateur, par exemple sur la plateforme collaborative qu’il utilise, et depuis laquelle ce dernier peut encore les enrichir et les syndiquer pour produire un livrable sur mesure », précise le président de KB Crawl. Ce type d’outil est particulièrement précieux lorsqu’il s’agit de lire et comprendre des documentations très volumineuses, ce qui est le cas pour des domaines techniques encadrés par des réglementations très lourdes, comme l’industrie, la santé ou la sécurité.
L’ajout de fonctionnalités de Machine learning et deep learning peuvent enfin permettre aux outils de veille de prédire et d’apprendre des expériences accumulées.
Dans le domaine du marketing, la data intelligence peut être sollicitée à tous niveaux, de la gestion des campagnes publicitaires au suivi de la relation clients, en passant par la surveillance de la concurrence, l’innovation, la gestion de l’e-réputation. Les espaces médiatiques, comme les lieux d’achat, évoluent et se diversifient pour devenir de plus en plus polymorphes. Parallèlement les consommateurs s’informent différemment et adoptent de nouvelles habitudes d’achat. Dans ce nouvel environnement commercial, l’enjeu est de toujours mieux cerner les tendances, les profils démographiques, les habitudes de consommation, pour d’une part anticiper les comportements par une connaissance plus fine, et d’autre part améliorer l’engagement client en répondant de façon plus ciblée, donc plus efficace, aux attentes.
Algorithmie avancée plutôt qu’intelligence artificielle
Ainsi, le veilleur, grâce aux outils d’analyse basés sur des technologies d’intelligence artificielle, combinés aux quantités astronomiques d’informations en circulation, structurées ou non, est aujourd’hui capable de prédire, d’anticiper, et de réagir rapidement à une situation donnée. Mais peut-on pour autant parler d’intelligence de la machine ? « Tout n’est pas intelligence et les algorithmes avancés s’utilisent déjà depuis des années. L’opérationnel qui va mettre en place un système de veille doit certes faire confiance aux capacités de la machine, mais il ne doit pas pour autant se dédouaner en pensant que cette dernière pensera à sa place », tempère le président de KB Crawl, qui estime que « le terme d’intelligence artificielle, à force d’être utilisé de façon abusive, est aujourd’hui galvaudé. Dans l’état actuel des progrès technologiques, les outils que nous utilisons, et que nous caractérisons d’intelligence artificielle, s’apparentent plutôt à de l’algorithmie avancée, ou, dit autrement, à de l’intelligence artificielle faible ».
La veille utilise ces technologies pour observer des pans de données déterminés et corréler les résultats collectés. Il s’agit de résoudre des équations, en trouvant les variables qui vont y répondre. On peut ainsi enregistrer des séries d’occurrences, de plus en plus grandes, pour repérer des signaux faibles, ce qui permet de pratiquer de mieux en mieux l’analyse prédictive. « Mais tous ces systèmes mis en œuvre dans les stratégies de veille ne sont pas véritablement apprenants par eux-mêmes. Ils ne sont qu’un maillon de l’intelligence artificielle, rappelle le spécialiste. L’algorithme étant un outil mathématique conçu pour une tâche précise, appliquée à un domaine particulier, c’est de la qualité des données qu’on lui donne à analyser que dépendra la qualité du résultat ». En d’autres termes, il ne peut rien sans le contrôle et les paramétrages ordonnés par l’humain, qui, contrairement à la machine, est capable de fixer les objectifs.
L’humain reste au cœur du processus décisionnel
Bruno Étienne observe que « les solutions basées sur l’intelligence artificielle sont certes en pleine expansion, mais lorsqu’on y regarde de plus près, l’engouement reste encore modéré au sein des entreprises ». De fait, il s’avère que beaucoup d’individus se montrent plutôt méfiants, le mythe du robot qui prend le contrôle des humains étant bien ancré dans les esprits. C’est ce qu’illustrent de nombreux récits de science-fiction, depuis le recueil de nouvelles « I, Robot », écrit en 1950 par Isaac Asimov ; l’œuvre de Philip K.Dick, « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? », publiée en 1966 et transposée au cinéma en 1982 sous le titre Blade runner ; la célèbre adaptation « 2001, l’odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick et son fameux ordinateur de bord HAL 9000, sorti en salle en 1968 ; jusqu’au récent « Her » de Spike Jonze, sorti en 2013 et qui préfigure les chatboxes actuellement en plein essor.
Pourtant, même les programmes les plus coûteux et ambitieux du moment, développés par les GAFA, sont encore loin de cette image d’Épinal. Le logiciel d’IBM prénommé Watson, par exemple. Développé depuis 2005, il est programmé pour répondre en langage naturel, en huit langues différentes, à tous types de questions, à l’écrit ou à l’oral. Watson emmagasine et croise des milliards d’informations – issues de données structurées (documentation professionnelle formatée) et non structurées (posts sur les réseaux sociaux, mails, commentaires…) – et les analyse grâce à des technologies de deep learning ou apprentissage profond. D’abord lancé dans les domaines de la santé et de la banque, Watson est désormais aussi utilisé dans la fonction marketing, par exemple pour aider des agences à créer des campagnes de publicité plus percutantes. Son extraordinaire puissance de calcul lui a permis en 2011 de battre les deux plus grands champions du jeu Jeopardy. Il reste cependant un super-calculateur dont les capacités extraordinaires sont dues aux compétences, tout aussi extraordinaires, des informaticiens qui l’ont conçu. Quant à Tay, l’outil d’intelligence artificielle développé par Microsoft pour communiquer sur les réseaux sociaux, il a rapidement montré ses limites. Ses administrateurs ont dû le désactiver vingt-quatre heures après son lancement sur Twitter, le logiciel s’étant mis à proférer des propos racistes et misogynes, « appris » au contact de certains internautes (qui avaient sciemment poussé l’expérience du dialogue avec la machine vers cette extrémité).
L’intelligence artificielle est donc encore loin de parvenir à reléguer l’humain au second plan, si tant est que cela soit le cas un jour. « C’est bien le fait que la machine apprend grâce à l’humain qui apporte des résultats pertinents et sensés… ou pas, poursuit Bruno Étienne. Sachons rester méfiants quant au fantasme du robot qui remplacera un jour l’humain, conclut Bruno Étienne, et restons surtout méfiants face aux “buzz-words” déclamés à tout va ». Les outils informatiques seuls, aussi efficaces soient-ils, ne peuvent acquérir ni sagesse ni bon sens, propriétés – non mathématiques donc non transformables en algorithmes – propres à l’être humain. La veille, dans ces conditions, ne peut s’affranchir de l’analyse humaine. Dans un monde où l’information est partout, porteuse de menaces et d’opportunités, la veille est plus que jamais une nécessité. Sous la contrainte de ne rien laisser hors champ d’analyse, elle se dote d’outils de plus en plus affûtés, pour gagner toujours plus en précision et en efficacité, se muant ainsi en une forme d’analyse intelligente – au sens de complexe et raffinée – des données. Cependant sa raison d’être n’est pas de remplacer l’humain, mais au contraire de lui simplifier la tâche, tout en le replaçant au centre de l’activité. Conséquence naturelle des bouleversements induits par la « déferlante » Big data sur l’analyse des données, ainsi s’accélère, un peu plus chaque jour, la course à la pertinence et à la performance.