Contrairement à ce qui se passe en Allemagne, le 4.0, qui consiste à mettre en place une usine connectée, capable d’une très grande flexibilité, est encore peu développé dans les entreprises françaises, hormis TOTAL qui en fait un de ses chevaux de bataille et communique sur cette nouvelle politique… Il est vrai que la France, contrairement à l’Allemagne, est un pays de service, donc qui possède bien moins de sites de production que son voisin d’outre-Rhin. Pour autant, si ou quand ces dernières passent toutes au 4.0, quel impact cela aura-t-il sur le travail des équipes en charge des études de marché et de la conception d’offres ? M’appuyant sur les changements qu’ont connu ces services depuis les 25 dernières années, je tente d’esquisser une vision prospective de ce qui pourrait attendre les fonctions marketing dans les prochaines années grâce ou à cause du 4.0.
1987 – 1998 : L’ÈRE DE LA CONNAISSANCE D’UN CONSTRUIT CLIENT POUR GAGNER DES PARTS DE MARCHÉ
Lorsque j’ai débuté ma carrière professionnelle, pas en tant qu’enseignant – chercheur en innovation mais en tant que chef de produits, il y a de cela deux décennies, nous ne concevions pas nos offres de produits à partir d’un échange direct avec le client. La fonction marketing était née depuis déjà pas mal de décennies – rappelons qu’elle est née en 1936 chez Procter & Gamble et que depuis, ses missions et sa posture ont bien évolué – pour autant sa généralisation aux entreprises françaises se fera dans les années 80, d’abord dans les activités de grande consommation, puis dans les services et dans l’industrie. Pour la petite histoire, lorsqu’Axa a racheté en 1997 l’UAP pour renforcer sa position de leader mondial de l’assurance que l’on connaît, elle ne possédait pas de direction marketing à proprement parler. L’UAP en possédait une, mais la direction était plutôt récente et encore en quête de légitimité au sein d’un groupe où les directions commerciales (les fameux réseaux) et techniques (qui définissent les conditions des contrats et calculent les tarifs et les risques) décidaient de la stratégie de gestion de la gamme d’offres.
Concrètement, nous travaillions peu à partir des connaissances directes
de nos clients mais plutôt à partir de « construits » de clients, lequel
construit était fourni par les études de marché (qui procédaient à une
segmentation du marché) et surtout l’analyse des panels : les
panels, Nielsen ou Secodip lorsque l’on travaillait dans la grande
consommation, Oméga lorsque l’on était dans les assurances… Ces
panels, au coût souvent prohibitif pour les jeunes équipes marketing des
PME, contenaient donc les précieuses connaissances pour savoir qui
achetait tel ou tel produit, dans tel ou tel canal de distribution, etc.
Le lieu de gestion d’analyse de l’information clients,
c’était les directions marketing et, plus précisément, les
observatoires de la concurrence et des marchés. Certains théoriciens de
la place de la fonction marketing dans les entreprises – je pense à
Robert Keith, auteur du « marketing myopia » – constatent que leurs
prédictions sont justes : la fonction marketing a pris le pouvoir dans
les organisations. Pourquoi ? Parce qu’elle détient la clé de la
croissance de l’entreprise en possédant non seulement la
connaissance du client mais aussi parce qu’elle a le pouvoir de
concevoir le mix qui permet de faire le meilleur service souhaité au
meilleur prix/coût. Même si Michael Porter fait fi des fonctions
marketing dans sa fameuse chaine de valeur (M. Porter, 1984,
L’avantage concurrentiel), les entités de production ne sont plus
reines dans les organisations et ne décident plus quel produit ou
quelles caractéristiques doivent être retenues. Pour autant, la relation
directe qu’entretient l’entreprise de grande consommation
avec le client est bien présente et reconnue mais sous la forme du SAV…
lorsqu’il y a un problème donc…
Telle était la vie du marketing et des commanditaires d’études de
marché dans les années 90…
[su_heading size= »22″ margin= »40″]Un phénomène se développe aux effets sans doute violents tant ils bouleversentla donne chez les panélistes : L’avènement des Big datas et de ceux qui les récoltent.[/su_heading]
1998 – 2008 : VERS UNE CONNAISSANCE PLUS FINE DU CLIENT POUR MIEUX LE FIDÉLISER : DES PRATIQUES ECR AUX PREMIÈRES COMMUNAUTÉS
L’avènement des TIC a partiellement changé la donne. Je pense que
cela a démarré avant même l’avènement des technologies liées à
Internet. Je situerai le premier tournant vers la fin des années 90 avec
les outils d’ECR (Efficient Consumer Responses), ces outils de
Supply Chain informatisés qui mettaient en relation fabricants et
distributeurs, en particulier dans le domaine de la grande consommation
et permettaient ainsi aux fabricants d’avoir accès, moyennant
finance, aux sorties caisse d’enseignes privilégiées sur une zone
bien donnée… Certes, ces outils permettaient de mieux réfléchir
sur le lieu de la mise en rayon du produit pour faciliter sa
commercialisation et sur le merchandising naissant que sur la génération
de produits nouveaux. On se souvient par exemple de Procter &
Gamble qui découvre, en achetant, les sorties caisse d’un des gros
distributeurs comme Walmart, que la vente de ses couches bébés est
corrélée à la vente de bière. Plus proche de nous, le lecteur se
souviendra peut-être qu’au début des années 2000, l’enseigne
Casino renonce à supprimer plusieurs catégories de fromages de ses
rayons – pour lesquels le taux de rotation est jugé trop faible – car
elle constate, sorties caisses à l’appui, que la vente de ces
produits est associée à la vente d’autres produits. Certains
clients viennent justement dans l’enseigne pour acheter ce produit
et, par la même occasion, achètent d’autres biens pour un panier
moyen au montant non négligeable. Quelques années plus tard, les outils
de communication par Internet permettent aux fabricants de simplifier
les relations directes naissantes qu’elles ont initiées et de
collecter plus rapidement et à moindre coût des données fiables. Un
exemple ? Blédina. Coupons cadeaux pour les mamans qui achètent et
testent un certain nombre de produits de la gamme et peuvent recevoir
une valisette et autres cadeaux pour les petits. C’est ainsi que
Blédina rassemble et communique de manière plus directe avec les jeunes
mamans. L’enjeu n’est pas encore de trouver de nouvelles
recettes mais plutôt de fidéliser des clientes. Pour autant, c’est
lancé… A grande échelle, et quelques années plus tard, les fabricants de
produits – essentiellement de grandes consommations – peuvent désormais
échanger avec leurs clients et les consommateurs. Elles peuvent créer
leurs propres sondages…
Pour autant, notons que le lieu de détention de la connaissance client
restent les directions marketing… avec les toutes jeunes équipes de
merchandising aidées des fonctions SI.
2008 – 2015 : L’ÈRE DES COMMUNAUTÉS ET DE LA CONNAISSANCE DIRECTE DES CLIENTS PAR LES BIG DATAS
Désormais, les communautés de clients ne sont plus détenues et uniquement gérées par les services marketing (ou les entités de web marketing) mais aussi par des entités d’innovation. L’enjeu est à la fois simple et pragmatique : après avoir optimisé la relation client en cherchant la fidélisation, il s’agit de relancer la croissance du chiffre de l’entreprise par la création du « plus de valeur » dans l’offre. S’inspirant des démarches communautaires, l’idée est de mobiliser le plus de clients de l’entreprise via une application pour les inviter à imaginer ensemble un problème concret – imaginons ensemble la télématique de demain ou la maison connectée de demain. L’exemple emblématique peut être celui de Lego : l’application ludique permet à n’importe quel client de concevoir sa propre construction, de s’amuser virtuellement avec. Si elle lui convient, il peut même la commander. Une simple personnalisation d’une offre ? Certes mais loin d’être (encore) la plus rentable par rapport aux offres standardisées existantes, la démarche permet surtout de déceler des tendances de jeux, de souhaits. L’application est alors le « Toolkit » qui permet à l’utilisateur précoce de s’exprimer et d’imaginer les jeux de demain… pour et avec l’entreprise…
En parallèle de ce mouvement, s’est développé un autre phénomène, aux effets sans doute plus violents tant ils bouleversent la donne chez les panélistes : l’avènement des big datas et de ceux qui les récoltent. Les panélistes qui sollicitaient des consommateurs et fondaient une analyse annuelle sur des échantillons de 3 000 personnes, au mieux, et ce sur des critères bien définis sont contraints de changer de métier (à ce sujet, nous conseillons la lecture du cas pédagogique « Nielsen » en Bande Dessinée écrit par Claudio Vitari et publié à la CCMP). Facebook ou tout autre géant des réseaux sociaux a accès aux données librement déposées par des centaines de millions de personnes dans le monde, ceci en temps réel. Certes, chacune d’elle ne permet pas de comprendre en totalité le comportement de tel ou tel individu qui a ouvert uncompte sur ces sites mais couplée aux autres données que ce même individu peut laisser ailleurs sur la toile, avec les achats qu’il réalise en ligne… Tout ceci permet de générer des connaissances non seulement en temps réel mais aussi très fiables (car librement communiquées par des individus dans un contexte privé). Le big Data (c’est son nom) est en train de bouleverser la vie des marketers et des responsables d’études qui vont très certainement retravailler leurs techniques et pratiques de collecte et d’analyse.
2016 : ET SI LE 4.0 DONNAIT A L’ENTITÉ DE PRODUCTION LE POUVOIR DANS L’ORGANISATION ET LA VRAIE DÉTENTION DE LA CONNAISSANCE DU CLIENT ?
Avec le 4.0, l’usine et, par conséquent, toute la chaine de valeur interne qui relie l’entreprise et le client aura-t-elle encore besoin du marketing et des observatoires dans ses formes actuelles ? On peut se poser la question. Si on considère que le 4.0 permet de passer « d’une production de masse à une production personnalisée à grande échelle et à l’explosion des services » (Kurtsalmon.com : « L’industrie 4.0 : La 4ème révolution industrielle sauvera-t-elle l’industrie française ? », p. 4). Certes, au delà de la généralisation déjà bien initiée de la personnalisation du produit (pensons, par exemple à la DS ou à la Fiat 500 dans le monde automobile, pensons à l’initiative de Danone au travers de sa dernière usine au Bengladesh pour favoriser les productions adaptées à des micro-marchés locaux), c’est toute la relation entre le client – qui fournit toutes ses données en ligne – et l’entreprise – qui produit ce que demande, commande le client – qui sera repensée et avec lui le lieu de la localisation de la connaissance du client dans l’entreprise. Dès lors, si le client accède directement à l’usine et que l’usine peut tout personnaliser, à quoi servira le service marketing de demain ? Selon moi, deux pistes sont envisageables : première hypothèse, le marketing s’empare dès à présent du sujet, comme cela semble être le cas chez TOTAL, et conserve la maitrise de la connaissance client dans l’entreprise. Seconde piste, le marketing se concentre sur le web marketing, anime des communautés de pratiques mais laisse en partie le pouvoir sur la connaissance du client à l’usine.