Survey-Magazine : Concrètement, quel est selon vous l'apport de l'IA pour la connaissance client ?
Michel Badoc : L'IA se propose d'améliorer l'efficacité du marketing traditionnel afin de le rendre plus pertinent tant dans sa connaissance du client que dans ses actions pour le conquérir. Elle repose principalement sur le marketing digital. L'IA permet désormais d'obtenir et de traiter des quantités quasi illimitées d'informations. Elle fait aussi appel aux avancées des neurosciences afin d'obtenir une bonne connaissance des décisions d'achats irrationnelles et instinctives prises par le cerveau du client. Plusieurs neuroscientifiques américains, dont A.K. Pradeep et Martin Lindstrom qui sont des auteurs de publications de renom, avancent que 70 % à 80 % des décisions d'achats sont inconscientes. Davantage conditionnées par les émotions que par un raisonnement logique, les décisions d'achat ne sont souvent rationalisées qu'après avoir été réalisées.
Grâce à des algorithmes hyperpuissants, le marketing digital a la possibilité d'obtenir une connaissance du client meilleure que celui-ci a de lui-même. Le recueil et le traitement des multiples données sur sa vie, ses habitudes, ses comportements se réalisent avec l'utilisation d'algorithmes sophistiqués intégrés dans les dispositifs de l'IA. Au-delà des algorithmes mathématiques qui permettent de traiter en un temps record des myriades d'informations, l'IA fait désormais appel à des algorithmes plus complexes : quantiques et neuronaux. Ils font évoluer leurs réponses selon les situations rencontrées. Sous l'appellation anglaise de « Deep Learning » et de « Machine Learning », ils peuvent apprendre à se représenter le monde à partir d'un réseau de neurones virtuels.
En complément du marketing digital, l'IA s'intéresse aux neurosciences. Elles se révèlent complémentaires pour ajouter à l'observation des comportements une pertinente connaissance du fonctionnement inconscient du cerveau. Intégrées dans la mémoire des plateformes internet ou dans celle des « robo-advisors » (ou robots conseillers en français), elles permettent à des automates de détecter les réactions du cerveau des consommateurs confrontés à leurs propositions. Le but est de faire acquérir aux plateformes du web et aux robots une connaissance intime du client et de la signification de ses réactions afin d'améliorer leur « intelligence virtuelle ».
Certaines expérimentations de l'IA sont d'actualité. Amazon utilise les algorithmes de l'IA pour acquérir de vastes connaissances sur les habitudes des clients en intégrant et en analysant leurs comportements d'achats. Elles permettent de leur proposer un ensemble d'offres nouvelles correspondant à leurs attentes avant même qu'ils pensent à les formuler. Les banques privées et de détail s'engagent dans la révolution de la robotique et de l'intelligence artificielle avec la mise en place de plateformes « intelligentes » et de « robo-advisors ». Le Crédit Mutuel et Orange Banque souhaitent doter leurs agences patrimoniales de Watson, un système d'intelligence artificielle proposé par IBM. Il agit seul ou en appui des commerciaux. Des institutions japonaises comme la banque de Tokyo-Mitsubishi ou encore la banque Mizuho préfèrent faire appel à des robots humanoïdes pour recevoir et conseiller les clients. L'utilisation de robots devient aussi une réalité pour la banque californienne Sterling Bank & Trust ou l'Australienne CooBank. Leur pénétration dans le monde financier risque d'évoluer rapidement lorsque l'on sait que ces derniers peuvent permettre aux institutions de réaliser des économies, estimées par certains experts de l'ordre de 15 % à 20 % d'ici moins de cinq ans – notamment sur les frais de personnel. Ces nouveaux types de robots sont capables d'authentifier les visages, les voix et d'en décrypter les expressions, les intonations et les fluctuations de battement de cœur. Le rythme du cerveau et les gestes sont ainsi à la fois étudiés comme de nouvelles entrées d'authentification, mais également avec l'idée de proposer des produits et services financiers adaptés à l'état émotionnel du client. Un nombre croissant d'entreprises, dans le domaine de la distribution et des services, commencent à compléter leur force de vente par des robots et parfois à la remplacer. À Dubaï, la société DEWA (Dubaï Electricity and Water Authority) annonce l'emploi de 5 robots pour ses relations avec les clients. En Arabie Saoudite, Ryad vient d'accorder la nationalité saoudienne à un robot humanoïde baptisé Sophia. D'autres entreprises songent à faire appel aux avancées de l'IA afin de rendre plus « humaine » leur communication avec les clients à partir du web et des mobiles.
Grâce à la possibilité de ses algorithmes, l'IA développe des offres révolutionnaires de produits et services qui dépassent largement les capacités d'innovations pouvant être réalisées à partir des études marketing sur la connaissance client. Le bitcoin reposant sur la cryptomonnaie est un pur produit de l'IA. Au CES (Consumer Electronics Show) 2018 de Las Vegas, un ensemble d'offres innovantes émanant de l'IA voient le jour : Aloha, le futur assistant vocal de Facebook, le processus de télévision Oled intégrant la fonctionnalité ThinkGo qui permet de converser avec son téléviseur, la 5 G, la 8 K (nouvelle fonctionnalité pour la TV), les voitures autonomes, les robots industriels, de nouveaux jeux vidéo très complexes… La possession et le traitement des informations sur les clients commencent à être considérés par de nombreux experts comme la future grande richesse des entreprises. Elle est en voie de dépasser celle jadis procurée par la maîtrise des matières premières et de l'énergie.
En quoi certaines applications d'IA vous semblent-elles problématiques ? Pouvez-vous nous citer des exemples.
Anne-Sophie Bayle-Tourtoulou : Les plateformes internet et les « robo-advisors », rendus chaque jour plus conviviaux pour les clients, risquent d'entraîner d'importantes suppressions d'emplois principalement dans les entreprises de distribution et de services : suppression des points de vente, diminution des personnels d'accueil, des commerciaux… Une étude réalisée en 2013 sur le marché américain par l'Université d'Oxford avance que dans ce pays, avec la progression de l'IA, 66% des emplois pourraient disparaître d'ici 20 ans. L'exemple récent de Carrefour montre, parmi d'autres, l'important coût humain que peut causer la transformation rapide d'une société au digital en intégrant l'IA. Cette question apparaît d'autant plus problématique que les dispositifs de l'IA reçoivent d'importants investissements pour augmenter leurs capacités d'adaptation aux attentes de convivialité recherchées par les clients. Apple et Facebook se procurent des logiciels permettant de reconnaître les émotions à partir de caméras ou de smartphones.
Une importante concurrence risque de se développer entre les pays possédant des entreprises leaders dans l'obtention et le traitement massif des informations sur le client et ceux qui n'en ont pas. Les États-Unis disposent des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) aussi des NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber), ce qui procure au pays un avantage incontournable. La Chine avec les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) pourra prétendre rivaliser avec les USA. L'Europe ne disposant pas de grandes sociétés dans ce domaine restera malheureusement en dehors de la course si elle n'arrive pas à surmonter ce défi.
Un autre défi se joue. Celui d'obtenir les cerveaux mondiaux susceptibles d'inventer les algorithmes de l'IA capables d'obtenir la meilleure connaissance et proximité avec les clients. Les GAFA investissent des sommes considérables pour les acquérir. Google s'est procuré la collaboration de Ray Kurzweil, un des meilleurs experts mondiaux de l'IA et de Demis Hassabis un important professionnel du « Deep Learning » et de ses collaborateurs avec le rachat de son entreprise Deepmind. De son côté Facebook s'approprie les talents du français Yann Lecun considéré comme un des inventeurs du « Deep Learning » pour lui confier la direction de l'IA. En parallèle, les GAFA s'intéressent aux entreprises innovantes en démarrage dans tous les domaines de l'IA et n'hésitent pas à dépenser d'importantes ressources financières pour les acquérir. Qu'en est-il de l'Europe ? Dans l'avenir sera-t-elle capable de mettre les moyens adéquats pour retenir ses talents et ses start-ups face aux sirènes de la Silicone-Valley (Palo Alto) ou de la Silicone-Alley (New York) ?
Au-delà des problèmes de pertes d'emplois et de compétitivité européenne, l'IA confronte toute la société à des mutations profondes et rapides. L'acquisition d'informations digitales et cognitives sur l'intimité profonde des clients, le pouvoir de s'adresser directement à l'inconscient de leur cerveau engendrent d'importantes interrogations sur les plans de la morale, de l'éthique et de la déontologie. Les entreprises et les gouvernements ne peuvent plus faire l'impasse sur ces problèmes.
La notion même de consommateur considéré par le marketing comme une personne importante à respecter et à considérer semble profondément remise en cause. Recueilli, étudié et traité par les algorithmes de l'IA, il est en passe de devenir un simple produit. En échange de quelques services facilitant sa vie, les quantités d'informations qu'il fournit, souvent sans même s'en rendre compte, constituent la matière première des GAFA et des BATX. À partir de ces informations, le consommateur ne se contente pas de faire leur fortune. Il dévoile de multiples connaissances qui risquent plus tard d'être utilisées pour le manipuler ainsi que les personnes de sa famille.
Quelles sont vos recommandations pour les directions marketing qui souhaiteraient tirer parti de ces nouveaux outils ?
Michel Badoc : De nombreuses directions marketing sont déjà largement sensibilisées aux apports ainsi qu'aux problèmes engendrés par le spectaculaire développement de l'IA dans la connaissance client. Pour celles qui ne le sont pas, on pourrait suggérer d'acquérir rapidement les connaissances nécessaires sur ce sujet, de les diffuser et de les faire partager auprès de leur Direction générale et des collaborateurs. Au-delà de celles concernant les apports du digital et des neurosciences à la connaissance client, la manière dont l'IA entraîne une mutation comportementale profonde de toute la société mérite un grand intérêt. Des personnes aussi différentes que Stephen Hawking, Bill Gates, Elon Musk… interpellent sur le fait que « l'intelligence» des machines se développe à un rythme beaucoup plus rapide que l'intelligence humaine soumise à celui de l'évolution darwinienne. De nombreux auteurs réfléchissent sur les conséquences de ce phénomène qui impacte les entreprises comme les consommateurscitoyens dans le monde entier. La publication d'ouvrages récents tels que « Homo Deus » publié par l'historien Yuval Noah Harari (déjà auteur du best-seller international « Homo Sapiens »), « La Guerre des Intelligences » écrit par le neurobiologiste Laurent Alexandre, peuvent avec la lecture de nombreuses autres publications contribuer à alimenter les réflexions des Directions marketing.
Les Directions marketing pourraient songer à créer et à prendre en charge une cellule de réflexion destinée à éclairer les comités de direction sur les conséquences que risque d'avoir le développement de l'IA sur les activités futures de leur entreprise dans le domaine de la connaissance et des relations clients. À partir de ce diagnostic, elles seraient à même de recommander une politique et des actions nécessaires pour faire face aux mutations prévues. Les gouvernements de plusieurs pays commencent à engager des réflexions sur les conséquences de l'IA pour le futur des citoyens. Les EAU (Émirats arabes unis) ont nommé un ministre de l'IA. Le gouvernement français vient de charger le mathématicien Cédric Villani d'une importante mission auprès du Premier Ministre sur ce sujet.
Pour les entreprises choisissant d'investir sur les réseaux physiques, le marketing peut réfléchir à trouver des solutions permettant d'affronter efficacement la concurrence des « pures players » du web et des « robo-advisors » animés par les algorithmes de l'IA. Pour y parvenir, le marketing tirera profit de miser sur les principales faiblesses de ces dispositifs, souvent perçues négativement par les clients : le manque de chaleur humaine, l'absence de convivialité et de sensorialité. Le développement d'un marketing convivial et sensoriel des points de vente, destiné à compléter le marketing traditionnel serait à même de devenir une voie.
Lorsque le marketing et la communication tentent de convaincre le cerveau du client en court-circuitant sa conscience ou ses modes de réflexion, principalement s'ils le font en utilisant des informations pouvant être considérées comme usurpées, leur entreprise s'expose à l'avènement d'un risque majeur. Face à de possibles critiques pouvant être virulentes de la part des réseaux sociaux ou des mass-médias, l'entreprise est confrontée au péril de compromettre son image auprès des clients. Le marketing doit s'attacher à prévenir ce risque afin de préserver l'image de marque de l'enseigne. Pour cela il lui faut d'abord s'assurer que les offres et les communications destinées aux clients à partir de l'utilisation des technologies de l'IA sont élaborées avec la volonté affirmée d'améliorer réellement son existant. Afin d'éviter de faire prendre des risques à sa société, le marketing tirera avantage de s'entourer de l'avis d'experts de la déontologie, de l'éthique et de la morale des pays concernés par la diffusion des offres avant de les proposer. Même si le dessein de l'entreprise a pour souci prioritaire de contribuer à améliorer la vie des consommateurs, l'enseigne peut toujours être amenée à faire face à des accusations de manipulation des clients. Le marketing et la communication peuvent également avoir pour mission de former les personnels concernés, à savoir apporter des réponses adéquates aux questions des journalistes ou encore à celles formulées sur les réseaux sociaux.