En octobre 2021, l’annonce de Marc Zuckerberg de changer le nom de son groupe en Meta avait plongé le monde dans les metavers. Mais la révolution annoncée n’est pas arrivée. En revanche, novembre 2022 sonnait l’arrivée massive des IA génératives avec des versions gratuites disponibles pour tous très performantes, sans révolution technologique pour autant. La rapidité de diffusion parle d’elle-même : il n’a fallu que cinq jours à ChatGPT pour atteindre 1 million d’utilisateurs quand Facebook avait pris 10 mois en 2004 et Twitter deux ans. Depuis, les IA génératives ont beaucoup fait parler d’elles avec des prévisions d’impact sur l’emploi. Le Fond Monétaire Européen alerte à la fois sur l’impact négatif sur 60% des emplois dans les pays économiquement avancés et sur un risque majeur d’accroissement des inégalités. L’impact est à double tranchant car historiquement, l’automatisation des tâches et les technologies de l’information ont affecté en priorité les tâches de routine, peu qualifiées. L’IA au contraire aura un impact sur les emplois hautement qualifiés, lesquels se trouvent en proportion davantage dans les pays aux économies avancées mais celles-ci auront aussi davantage d’opportunités pour exploiter les apports des IA. Les IA font également parler d’elles lorsqu’elles remportent des concours de peinture en renouvelant la crainte d’être dépassé par la machine. Enfin, la question des droits d’auteurs dont les contenus alimentent massivement les IA occupe déjà les tribunaux. A l’instar du New York Times avec Microsoft et Open AI, les auteurs intentent des procès aux IA pour obtenir une rétribution de l’utilisation de leurs contenus. La bataille juridique oppose deux visions, celle du droit d’auteur qui protège la création et celle du droit de fouille ou data mining. L’IA act rédigé par les instances régulatrices européennes permettra-t-il de concilier propriété intellectuelle et innovation? Les experts en doutent. A ces débats au niveau macro il convient d’ajouter la perception des utilisateurs : qu’en pensent-ils et comment ont-ils adopté les IA génératives dans leur quotidien ? C’est l’objet de notre recherche, en s’intéressant à trois populations différentes en âge car l’adoption des nouvelles technologies en dépend.
Pour répondre à cette question, nous avons interrogé à plusieurs reprises trois populations : des jeunes collégiens-lycéens de 13 à 16 ans, de jeunes étudiants en alternance en école de commerce de 21 à 23 ans et des cadres de 45 à 55 ans. Les usages des jeunes collégiens sont très ludiques et sociaux : ils s’amusent à créer des images qu’ils postent sur leurs réseaux sociaux, comme ils retouchent des photos, ajoutent des filtres et des incrustations. Alors qu’ils pensent déjà à leur orientation scolaire et ne sont plus dans l’insouciance de la tendre enfance, leurs usages des IA sont décorrélés d’une logique professionnelle. Ils ont successivement adoré Snap, Instagram et Tik Tok. L’IA est la dernière tendance qui s’ajoute et se métisse avec les précédentes sans les supprimer. Tout au plus, cet usage ludique et hédonique se teinte-t-il d’addiction mais la légèreté prime.
Les usages des jeunes alternants est plus complexe. Ils s’en servent pour faire les projets et les mémoires notés dans leur cursus, se félicitent du gain de temps et de l’avance qu’ils ont sur les enseignants qui pensent-ils, n’y voient que du feu. Dans leur travail, les IA sont devenues leurs meilleurs amis, pour produire du contenu, trouver des idées, synthétiser des documents… Mais cet usage utilitaire s’accompagne d’un certain malaise latent et difficilement avouable. Dans le cadre scolaire, ils ont conscience de ne rien apprendre. Au travail ou dans leur formation, ils savent au fond d’eux qu’ils ne pourront pas être généreusement rémunérés pour simplement appuyer sur un bouton. Ce temps béni n’a d’ailleurs qu’un temps car les institutions scolaires s’adaptent rapidement : les unes ajoutent un oral sans support pour le mémoire, les autres remplacent les devoirs faits à la maison (très fréquents en cursus de droit par exemple) qui comptaient pour 60% de la note par des évaluations sur papier sans documents. In fine, les étudiants ne sont pas certains d’être gagnants. Dans leur travail, on ne parle que de l’art d’optimiser les prompts. Ils sentent bien qu’il s’agit là d’une nouvelle compétence et que tout le monde ne sera pas agile. Cela leur rappelle l’arrivée des influenceurs sur les réseaux sociaux. Au départ, cela semblait facile et ouvert à tout le monde mais au bout du compte, ne font carrière que ceux qui ont trouvé leur propre style de storytelling, maîtrisent les complexités techniques des différents réseaux et savent maintenir cette compétence à jour. Les jeunes adultes ressentent une tension appelée techno-strain qui désigne des sensations de fatigue, d’anxiété et une crainte de ne pas être efficaces dans l’adoption des technologies. Font-ils partie des 60% de cols blancs impactés par l’IA ? Que doivent-ils faire pour s’adapter et avoir une carrière de manager bien rémunérée ? Sont-ils déjà techniquement dépassés ? Avec les IA, ils passent pour des experts au risque de ne jamais avoir connu la courbe d’apprentissage qui permet la maîtrise de l’expert. Quelles conséquences sur leur employabilité aura ce passage directement à l’expert sans avoir appris les arcanes du métier ? Ainsi, pour ces jeunes alternants, l’IA est à la fois utilitaire, synonyme de gain de temps et source d’inquiétude.
Pour la troisième population, celle des cadres en activité, l’usage est utilitaire. Sans état d’âme, ils ont plongé dans l’IA, conscients qu’il s’agit d’une révolution et qu’ils ne doivent pas s’y opposer. Pas à pas, ils lui ont demandé de rédiger une fiche de poste pour un recrutement, de faire le compte-rendu d’une réunion, de rédiger des slides de présentation, de résumer un texte, de produire une illustration ou encore de générer un code en python pour analyser une base de données… Autant de tâches routinières à faible valeur ajoutée qu’ils ont soumis à l’IA mais qu’ils ont ensuite relu et modifié si besoin. Ce temps gagné leur permet de se consacrer à des tâches plus valorisantes comme le management d’équipe, la créativité ou la veille dans leur secteur. Mais si les IA absorbent les tâches répétitives, il ne leur restera que les tâches à valeur ajoutée, qui demandent une concentration intense et risquent de conduire à des burn-out. L’avantage des tâches répétitives consiste à reposer sur des routines que le salarié sait faire avec automatisme et qui sont moins demandeuses de concentration. L’IA est entré dans leur quotidien, sans infraction, avec une volonté de ne pas être dépassé et une certaine fierté. Ils échangent avec leurs adolescents, n’hésitent pas à demander des conseils et s’amusent de la rapidité de ces robots intelligents. Certains réfléchissent à une utilisation dans leur vie personnelle pour continuer à progresser.
L’étude de trois populations permet d’éclairer les usages à la fois utilitaires, hédoniques et sociaux des IA génératives de texte ou d’image. A côté des bright sides de ces technologies, elle pointe également des dark sides, autrement dit la valeur perçue et les bénéfices s’accompagnent de craintes. Comme pour les innovations technologiques précédentes surtout dans la sphère professionnelle, on enregistre un coût humain mêlant addiction et techno-strain qui se manifeste par un doute sur sa propre efficacité à adopter les technologies. L’addiction touche plutôt les adolescents alors que le techno-strain touche plutôt les jeunes adultes digital natives dont les attentes de facilité se heurtent à la réalité. Les plus âgés qui sont des digital emigrants ont déjà dû s’adapter à Internet, aux réseaux sociaux, au téléphone portable et à tellement d’autres changements technologiques dans leurs usages professionnels, qu’ils ont développé une attitude très pragmatique. Ils ne s’opposent pas, s’y mettent immédiatement mais n’en attendent pas non plus la facilité d’un double qui ferait votre travail à votre place. Ils savent que davantage de technologie entraîne davantage d’humains pour les piloter et les concevoir. Ils ont bien en tête l’histoire de cet avocat qui a pensé rédiger ses conclusions via les IA génératives et n’a réussi qu’à perdre sa plaidoirie car les IA génèrent du texte, donc inventent le mot le plus probable mais génèrent aussi des hallucinations.
En synthèse, cette révolution des IA génératives apporte davantage de promesses que de menaces et exige qu’on prenne le train en marche sans tarder en réfléchissant aux principaux défis qu’elle pose. D’une part, les IA gratuites qui se diffusent massivement ont été entraînées sur d’immenses corpus de documents mais pas sur les données spécifiques internes aux entreprises si bien qu’elles donnent de meilleurs résultats dans les usages grand public souvent ludiques que dans les usages professionnels. Ceux-ci nécessiteront d’entraîner des IA génératives avec les données internes de l’entreprise, ce que de nombreuses entreprises ont déjà commencé à faire ou pour les particuliers avec leurs propres données. Les IA entraînées ouvertes sont disponibles gratuitement et cette personnalisation faisable en une soirée sur un ordinateur grand public. Se pose ainsi la question de l’open source versus une version éditeur privée. La version privée certes plus chère apporte également la protection des données internes de l’entreprise. D’autre part, les IA génératives sont très énergivores (cloud, data center…) peu compatibles avec les objectifs de durabilité fixés par l’ONU et repris par les entreprises dans leurs politiques de RSE. En attendant que ces enjeux sociétaux soient traités, le meilleur conseil qu’on puisse donner à chaque utilisateur, quel que soit ses caractéristiques, est de se former pour posséder les compétences et expertises qui feront très vite la différence dans le monde du travail et ailleurs. Par conséquent contrairement aux robots, aucune des trois populations n’exprime la peur de la déshumanisation et de la société post-individus. La confiance dans l’individu reste entière et c’est tant mieux parce que les IA demandent une expertise humaine.