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Tirer parti des données textuelles du Big Data et Web Marketing

Le philosophe Michel Serres a exposé un point simple mais crucial lors d’un cours magistral donné à La Sorbonne le 29 Janvier 2013. Autant que les premières écritures ont marqué la transition entre la Préhistoire et l’Histoire ou que l’introduction d’Arpanet en 1969 nous a poussé dans une nouvelle ère, Internet et les technologies numériques ébranlent les fondements de l’interaction sociale en supprimant les limites spatiales et temporelles dans la transmission de l’information. Nous sommes devenus tous voisins dans un monde connecté où une relation peut démarrer à l’autre bout du monde à chaque fois que nous le souhaitons. Mais en quoi ce changement est-il un avènement ? Les machines à laver ont permis une libération du temps et entraîne des générations de ménages vers le marché de l’emploi. Qu’en est-il du digital ?

Sommes-nous à la fin d’une bulle ou au début d’une révolution industrielle et sociale ? Voici ce que l’économiste Ha-Joon Chang se demande. Une question à laquelle il répond en indiquant qu’il nous a fallu plus de cent ans pour saisir le potentiel de l’électricité et qu’il ne serait pas surprenant que nous prenions autant de temps pour comprendre l’ensemble des étendus permis par le web.

Mais attardons-nous sur le Marketing. Nous savons que le web offre un volume inédit de données qui permettrait d’en apprendre davantage sur les marchés si ces données étaient exploitées. Chaque fin de décennie est marquée par sa technologie : Internet pour les années 60, téléphonie mobile pour les années 70, haut débit pour les années 80 jusqu’à la fin des années 2010. Les chercheurs de l’Université de Berkeley ont estimé que 1,5 milliards gigaoctet de données ont été produits en 1999. Ce montant a doublé en 2003. Aujourd’hui nous avons atteint le nombre de 4.7 milliards de pages répertoriées sur le web. Ces pages contiennent des informations sur ce que les consommateurs ont besoin, cherchent, discutent, choisissent, achètent et utilisent. Ces textes renseignent sur les interactions des clients avec les entreprises et leurs concurrents mais surtout sur leurs interactions sociales avec des groupes d’influence.

DÉFIS À SURMONTER

L’exploitation du Big Data à des fins marketing impose cependant des défis au-delà des possibilités.

Les analystes et responsables informatiques ont surtout mis l’accent sur le défi de l’analyse de ces données. Une chose est certaine à propos de Big Data : les données sont trop « grosses » pour être gérées selon les procédures en place depuis l’entrée dans l’ère informatique. En effet, le Big Data est souvent présenté en termes de volume, variété, vitesse, variabilité et véracité de données qui requièrent des compétences poussées en Data sciences. Voilà pourquoi l’industrie de l’IT pousse les sociétés à se doter d’un socle technologique puissant, enrichi d’un panel de logiciels et accompagné par une expertise en conseil. Mais les services externalisés ne peuvent pas accorder l’autonomie et le succès des entreprises, à moins que ces dernières internalisent certaines compétences en analyse de données, qui sont encore très rares sur le marché. Voilà pourquoi Davenport et Patil ont élu le métier de Data scientist le « plus sexy du XXIème siècle ».

Les directeurs marketing devraient se concentrer sur les opportunités induites par le Big Data dont trois d’entre elles sont : la réduction des asymétries d’information, la vitesse de traitement de l’information et l’interactivité de la communication grâce aux technologies numériques. La priorité semble être donnée à comprendre comment le Big Data rétrécit les asymétries d’information entre les équipes marketing et leur marché cible. Les asymétries d’information sont les obstacles qui empêchent la collecte et l’exploitation d’opportunité de business. Les sociologues ont expliqué comment les personnes qui possèdent des informations privées sur autrui prennent l’ascendant. Les prix Nobel Akelrof, Spence et Stiglitz ont d’ailleurs longuement discuté de l’application de la théorie dans l’économie de marché. Mais la complexe modélisation économique n’est pas nécessaire à l’homme lambda dans le sens où il est évident que si l’on ne connait pas ses consommateurs alors il est difficile de savoir comment les adresser pour vendre. C’est la raison qui explique de nombreux cas : pourquoi les entreprises négocient des partenariats avec des distributeurs locaux afin de vendre à l’étranger ? Pourquoi les acteurs importants de la grande consommation dépendent de petits détaillants pour être dans le panier d’achats des ménages ? Pourquoi le privé repose sur des intermédiaires financiers afin d’investir dans le marché boursier ? Toutefois les asymétries d’information entre les acteurs du marché tendent à se réduire grâce aux possibilités permises par les technologies de communication. Les experts suggèrent que l’attitude la plus judicieuse pour une entreprise serait de garder le secret et éviter de dire ce qu’elle fait et entreprend.

Bien que cette perspective pourrait être considérée comme effrayante par les citoyens et doit porter la plus grande attention des décideurs politiques, il est clair que les mêmes notions de secret, de confidentialité et de protection de l’information doivent être réétudiées ainsi que les systèmes de valeur que les agents économiques associent aux informations privées.

RÉALITÉS ET OCCASIONS ÉCONOMIQUES

Une fois les problèmes de confidentialité des données dépassés, plusieurs occasions de business s’offrent aux entreprises qui cherchent à optimiser leurs actions en prenant des décisions basées sur des faits plutôt que des opinions. Cette pratique porte un nom : Data-Driven Decisions.

L’approche Data-Driven est essentielle dans un exercice continu de veille concurrentielle afin d’ajuster le marketing mix (produit, prix, promotion). Par exemple, les entreprises peuvent facilement analyser les données des comparateurs des sites web. Cette stratégie pratiquée par les Bricks and Mortar pénètre même les industries B2B. Mais les responsables marketing peuvent également analyser le bruit du web suite au lancement d’innovations ou de nouveaux produits concurrents. Cette stratégie est caractéristique des industries à court cycle de vie produit, telle que l’est l’industrie du numérique.

D’une part, la vitesse du processus d’information marketing change radicalement : les phases de collecte, analyse et synthèse des données sont considérablement réduites. Le cœur de la performance d’une entreprise orientée clients se situe ici. Les entreprises, des petites aux grandes peuvent avoir recours au Big Data pour créer des KPI afin de piloter leur stratégie marketing en temps réel. Le suivi en temps réel des campagnes Facebook Ads ou l’analyse de marché proposée par Google Trends sont des services à bas coût voire gratuits qui confèrent une relative réactivité. Ce qui était une priorité dans les années 90 devient une nécessité en 2016. Mais les responsables marketing peuvent aller plus loin. L’essor du Real-time bidding (appel d’offres en temps réel) agit comme un levier dans la planification des ventes pour les enchères instantanées afin de stimuler les réactions du marché au regard des campagnes et promotions en cours sur les canaux web et mobile. De jeunes start-up ont connu une introduction en bourse en l’espace d’une quinzaine d’années seulement à l’instar du Groupe 1000 Mercis Numberly qui commercialise des outils ad hoc qui permettent d’adapter une politique de marketing en temps réel.

D’autre part, il est intéressant de s’interroger sur les changements induits par le Web 2.0 en ce qui concerne les interactions entre entreprises et clients comme le faisait déjà Tim O’Really en 2004. Hier, il fallait renoncer à la qualité du contenu d’une communication pour l’adapter à une cible large, ce qui réduisait son impact. Aujourd’hui, ce compromis n’existe plus : nous pouvons toucher de façon pertinente une cible précise grâce aux technologies numériques sans renoncer à la qualité du message transmis. Par exemple les sociétés pharmaceutiques planifient d’importantes ressources dans le perfectionnement des communications envers les médecins et si possible les patients dans le but d’améliorer la prestation des services et le traitement de la maladie. Nous sommes en mesure de collecter des informations sur les clients de façon continue pour ajuster les politiques de marketing mix. Plusieurs entreprises de l’industrie du tourisme rentrent en contact et interagissent de façon systématique avec leurs clients après toute expérience afin de recueillir des feedbacks et adapter leurs politiques en conséquence. Ces actions sont formidables pour améliorer la satisfaction clients et prévenir les réclamations. Enfin nous avons de plus en plus recours aux algorithmes de data-mining et autres analyses sophistiquées pour traiter les données textuelles issues des interactions sociales entre les clients et prospects afin de suivre le flux d’idées et générer des insights. C’est là que l’on constate le plus de changements : sur le web votre client a la possibilité d’être pour ou contre votre marque et de le faire savoir.

NOUVELLE VISION DU MARCHÉ

Dans de nombreuses écoles de commerce l’approche top-down où la stratégie de l’entreprise suit les prescriptions d’une étude de marché, est encore enseignée. Mais le Marketing a déjà bien vécu. Deux de mes collègues ont fait grand bruit en démontrant que la gestion de marque suit aujourd’hui une stratégie bottom-up au détriment de l’entreprise. En effet, le client a atteint une masse critique et détient désormais le sort des marques, entreprises, employés et actionnaires dans ses mains. D’autres collègues de l’Université de Duke ont écrit sur Harvard Business Review que lorsque les choses tournent mal les « vengeances » des clients peuvent sérieusement nuire à l’entreprise. Sans contrôle, la capacité d’influence devient terrible. Les campagnes publicitaires seront bientôt créées en même temps que le marché plutôt que pour le marché. Les stratégies des médias numériques fonctionnent déjà suivant cette logique.

Quel recours pour les directions marketing face à un tel scénario ? Tout d’abord il est nécessaire de renoncer à la volonté de contrôler entièrement le marché et commencer à agir par concertation et co-construction avec le client. Ensuite, les dires des clients sur les réseaux sociaux doivent être analysés bien entendu mais sans essayer d’apporter une réponse à tout prix. Voilà pourquoi beaucoup investissent dans la création de communautés en ligne. Le but est de définir avec le client l’identité de la marque puis de construire autour d’elle. De plus, il serait judicieux de renoncer à investir dans des études de marché pour un certain temps. En effet, une approche Data-driven nécessite des investissements lourds de prime abord mais rapidement optimisés. Enfin, l’agilité devient la norme face à l’information en temps réel. N’oublions pas que les clients deviennent vite intolérants à la lenteur. Et puis les concurrents veillent constamment.

Quelle est la prochaine étape ? Beaucoup de professionnels se posent la question. Car les consommateurs s’intéressent de plus en plus à l’image alors que les données Big Data sont majoritairement textuelles. Voilà pourquoi Google a acheté YouTube, Instagram compte 200 millions d’utilisateurs actifs par mois et 60 millions de photos ont été publiées quotidiennement en 2014. Une image et un texte ne s’analysent pas de la même manière. Nous saisissons l’information beaucoup plus rapidement par l’image. « Une image vaut mille mots » ou « Dis-moi et je l’oublie ; montre-moi et je me souviens ». Mais une question stratégique demeure : comment tirer parti de données qui ne sont pas organisées par des codes linguistiques ? Comme l’avait prédit Ha-Joon Chang : nous n’en sommes qu’au début. Nous détenons la lumière numérique mais avons besoin d’éclairage.

Traduit de l’anglais par Alexia Lardon (alardon@ethnosoft.com) 

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