Market Research : Des racines et des ailes

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Pour savoir où l’on va, il faut se rappeler d’où l’on vient. Cet adage populaire s’impose encore plus fortement dans les périodes tumultueuses et incertaines, qui peuvent nous précipiter, si l’on n’y prend garde, dans des directions qui s’opposent à nos fondamentaux et à notre raison d’être. C’est ce que vit aujourd’hui la recherche marketing, plongée depuis quelques années dans un tourbillon technologique à la fois vivifiant et inquiétant, plein de promesses et de belles perspectives mais chargé également d’incertitudes et de dangers. Nous allons aborder, dans ce dossier, le monde nouveau que le digital nous a ouvert, en évoquant les nouvelles orientations des études marketing, les nouvelles techniques qui sont en train de s’imposer avec force, l’accélération de l’automatisation, l’introduction d’approches disruptives basées sur l’Intelligence artificielle, la réalité virtuelle ou la Blockchain... Mais avant, et pour ne pas nous laisser étourdir par le déferlement digital, prenons le temps de rappeler les fondamentaux et les objectifs de la recherche marketing en évoquant son évolution et les leçons tirées de la riche expérience du passé. Cela nous aidera à mieux nous positionner par rapport aux nouveaux instruments et dispositifs issus de la révolution digitale et à mieux éviter certains écueils éculés que le nouvel habillage digital et technologique pourrait réintroduire subrepticement.

Quelques repères historiques

La connaissance précède généralement l’action. Lorsqu’une organisation ne dispose pas des données de base permettant d’éclairer et d’orienter ses choix, elle cherche naturellement à les obtenir en ayant recours à des dispositifs de recueil et d’analyse de données. C’est le rôle des études et recherches en marketing qui visent à fournir des éléments factuels pour orienter et appuyer les décisions en permettant aux entreprises et aux organisations de mieux comprendre leurs marchés, leurs clients et leur environnement.

Le concept de recherche marketing date du début du siècle dernier et a visé au départ à comprendre les masses. Les premières véritables études de marché ont vu le jour dans les années 20, avec l’objectif d’évaluer l’exposition du public à certaines publicités dans la presse. Des psychologues comme Daniel Starch et des sociologues comme Georges Gallup ont eu recours, dans ce cadre, à la technique du questionnaire quantitatif, pour interroger des personnes prises au hasard, pour ensuite extrapoler les observations sur l’ensemble d’une population.Avec le boom de l’après guerre et le développement de la société de consommation, les enquêtes se sont attachées à mieux comprendre les motivations des consommateurs et les déterminants de leurs choix. On a commencé alors à avoir recours, en plus de l’enquête quantitative, à des techniques qualitatives comme les réunions de consommateurs, issues des recherches de Robert Merton et Paul Lazarsfeld à l’Université de Columbia à la fin des années 30. C’est à cette époque que sont nées également les techniques d’entretiens individuels en profondeur, ayant pour objectif d’explorer, de manière semi-directive, les opinions et les motivations des personnes interviewées.

A partir des années 60, l’avènement de l’ordinateur et le développement du téléphone ont étendu et perfectionné l’usage des méthodes quantitatives. On a cherché alors de plus en plus à comprendre les mentalités des consommateurs et à intégrer des approches multidisciplinaires utilisant d’autres sciences sociales, notamment l’économie, la sociologie, la psychologie, l’anthropologie, la sémiotique. C’est un peu plus tard que les professionnels du marketing ont également commencé à regarder, au delà du processus d'achat, pour s’intéresser à l'expérience du consommateur dans l’utilisation du produit ou du service. Les études ont alors cherché également à prendre en compte les émotions, les sentiments et les divers aspects sensibles permettant de mieux comprendre les clients.Le développement de la microinformatique à partir du milieu des années 80 a intensifié le mouvement et a démocratisé la puissance de traitement. Les études marketing sont entrées alors dans un âge d’or, avec la multiplication des intervenants, l’enrichissement des méthodologies, l’augmentation de la puissance de traitement et d’analyse et l’accroissement des capacités de restitution et de partage des résultats d’études.

L’arrivée du web et sa généralisation dans la première décennie de ce siècle a permis, à son tour, d’élargir le champ d’action de la recherche marketing en permettant d’adresser plus rapidement et plus facilement des consommateurs divers et géographiquement dispersés. La vitesse et la souplesse des enquêtes web ont ouvert la voie à des recherches très ciblées, sur des populations particulières. Enfin, l’interactivité et la praticité du web ont initié de nouvelles méthodologies, impossibles auparavant (focus groups interactifs, panels en ligne...)

Limites de la recherche marketing

Les méthodes d’investigation ont donc évolué au fil du temps. Mais les approches fondamentales de la recherche marketing ont continué à reposer principalement soit sur des enquêtes quantitatives basées sur des questionnaires administrés à des échantillons de personnes, soit sur des études qualitatives qui cherchent à faire remonter des insights plus ouverts de la part de personnes ou de groupes d’individus, en les interrogeant ou en observant leurs comportements.

L’évolution de l’environnement technologique a certes provoqué de continuelles adaptations. Mais celles-ci ont généralement visé principalement à aller plus vite et à réduire les coûts de collecte et d’analyse des données. C’est ce qu’on a réussi à faire en passant des questionnaires administrés en face à face aux enquêtes téléphoniques puis de celles-ci aux enquêtes web. C’est également ce qu’ont permis plus récemment les enquêtes mobiles, en substituant aux opérations de resaisie, des formulaires directement remplis sur tablettes ou smartphones (ex : enquêtes client-mystère). Ces nouveaux supports ont enrichi également les remontées en permettant la capture de photos, vidéos, sons, positions gps, etc.

Des prémisses discutables

En perfectionnant les moyens, on a toutefois oublié de questionner les méthodes. Ainsi, certaines facilités méthodologiques adoptées faute de mieux, comme par exemple la technique de l’échantillonage par quotas, se sont imposées dans le paysage des études et ont acquis un statut de fiabilité un peu usurpé (cf ci-contre). De même, la possibilité de généraliser des réponses à une population globale à partir d’enquêtes effectuées sur des petits échantillons s’est imposée comme une évidence scientifique. Les marges d’erreur ont petit à petit été oubliées dans la communication des chiffres à des publics de décideurs à la recherche de certitudes. On a donc déguisé les arrangements opérationnels en méthodologies solides, que des générations de chargés d’études ont appris à appliquer à la lettre avec la force de l’évidence et sans aucune remise en question.

Le mythe de la rationalité

La validité même des enquêtes déclaratives a été très peu mis en doute jusqu’à l’avènement, au début des années 2000, de l’économie comportementale. Ce mouvement, auquel nous avons consacré le dossier d’un précédent numéro de Survey-Magazine, a établi, à travers les travaux d’éminents professeurs comme le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, son collègue Amos Tversky ou le chercheur Dan Ariely, que l’humain n’était absolument pas un être rationnel dans ses choix, contrairement à ce que sous-tendait la théorie économique classique. Ces recherches ont établi que nos décisions et nos opinions étaient le plus souvent guidées par nos émotions et par des intuitions parfois trompeuses et que n’étaye pas forcément un raisonnement logique. On a ainsi révélé que la parole du consommateur, élevée au rang d’alpha et d’oméga des études marketing, n’avait pas vraiment la valeur qu’on avait pris l’habitude de lui attribuer.

De nombreux entrepreneurs de premier plan en avaient déjà eu l’intuition, évoquant la difficulté pour le consommateur d’apporter réellement des informations utiles à la compréhension de ses véritables besoins et au processus d’innovation et de mise au point de produits. On peut citer à ce titre les célèbres phrases d’Henry Ford qui avait dit « Si j'avais demandé aux gens ce qu'ils voulaient, ils auraient répondu des chevaux plus rapides » ou de Steve Jobs pour qui « Il est très difficile de designer un produit à travers des focus groups. La plupart du temps, les gens ne savent pas ce qu'ils veulent avant que vous leur ayez montré... ». On ne peut pourtant nier à Ford ou à Jobs la capacité qu’ils avaient de percevoir de manière claire et précise les besoins des consommateurs et d’arriver à imaginer et à commercialiser des produits utiles, adaptés et plébiscités par le marché. Leurs aphorismes ont pointé simplement une évidence que les hommes de marketing oublient parfois : ce n’est pas au consommateur de définir les produits qu’il lui faut mais aux innovateurs et aux industriels d’imaginer et de proposer des produits innovants capables de l’intéresser.

On ne remplace donc pas l’intelligence et la perspicacité par des méthodes. Celles-ci doivent venir aider, valider, confirmer et orienter, à condition qu’elle soient utilisées à bon escient, avec une bonne appréciation de leurs limites. Apple a d’ailleurs largement eu recours à la recherche marketing et continue à le faire, pas pour remplacer les intuitions et les décisions de ses créatifs mais pour tester et valider des concepts ou des options.

Evitons les erreurs du passé

Les écueils ci-dessus sont là pour rappeler que toute science doit être pratiquée en pleine conscience. L ’application mimétique et sans recul de techniques largement diffusées ne prouve pas que celles-ci sont valables.

C’est d’autant plus important de le rappeler aujourd’hui que le tourbillon digital qui agite le monde du marketing semble tourner beaucoup de têtes. Des perspectives infinies s’ouvrent à travers des technologies aux promesses incroyables. On a tellement l’impression que tout est possible qu’il est facile de succomber à la pensée magique et de se lancer, sans mesure, dans des aventures technologiques oiseuses, sans base scientifique solide.

Les innovations en matière de connaissance client ne doivent pas impressionner au point d’effacer toute capacité de discernement. On a l’obligation de questionner les nouvelles technologies, de s’interroger sur la fiabilité des éléments recueillis, de valider les données et les résultats fournis. Ainsi, ce n’est pas parce qu’une plate-forme de veille sociale nous fournit des chiffres que ces chiffres sont exacts et pertinents. Il faut savoir d’où ils viennent, comment ils sont calculés. Il faut, lorsqu’on vous agrège des scores de mentions positives ou négatives, être en mesure de vérifier que l’interprétation des commentaires analysés se fait avec un bon niveau de fiabilité. Et que dire de ces commentaires que l’on traite sans s’interroger sur leur pertinence, leur origine, leur validité, leur qualité.

De même, ce n’est pas parce qu’un système utilise l’intelligence artificielle qu’il peut apporter des réponses vraiment intelligentes et pertinentes. L ’IA et toute la panoplie d’innovations ne sont que des outils et doivent le rester. La vraie intelligence est celle du praticien qui doit savoir identifier les vrais enjeux et choisir les solutions susceptibles de lui apporter les meilleures réponses. Bref, on peut aller jusqu’à dire que malgré les bouleversements en cours, il n’y a, en matière de démarche logique, vraiment rien de nouveau sous le soleil.

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